Difficile de plaider l’ignorance. C’est connu. Quand tu gères une association qui reçoit plusieurs centaines de milliers d’euros de deniers publics chaque année, un jour ou l’autre, tu sais que des gens en mode costards-cravates-attachés-cases vont venir toquer à ta porte, et vérifier que tu ne fais pas n’importe quoi avec l’argent des contribuables. Un contrôle inopiné par la juridiction financière chargée de surveiller le bon emploi des fonds publics est si vite arrivé ! Sinon, gare !
Récemment, la Chambre régionale des comptes de Bretagne (CRC Bretagne) a mis son nez pour la deuxième fois dans les petites affaires d’Étonnants Voyageurs, l’association qui organise à Saint-Malo depuis 1990 le festival éponyme international de littérature. Et elle n’est pas venue pour rien ! Sur la période contrôlée (2017-2022), ses conclusions sont implacables et sans appel : gouvernance fermée, manque de transparence, risque de conflit d’intérêts… et un résultat catastrophique : une fréquentation payante en baisse de 25 % entre 2017 et 2022.
Déjà, le premier truc qui a fait tiquer les magistrat·es est l’article 11-2 des statuts d’Étonnants Voyageurs. Celui-ci impose une chape de plomb sur la gouvernance de l’association. En effet, « l’admission de nouveaux membres est soumise à l’accord unanime du conseil d’administration. » Un seul refus, même sans justification, et zou, demande rejetée ! Next ! En 5 ans, une seule adhésion a été prononcée. Et encore, parce que celle-ci était nécessaire puisqu’il s’agissait de celle de l’ex-vice-président de la Région Bretagne, chargé de la culture, M. Jean-Michel Le Boulanger, en remplacement de M. Michel Le Bris, président historique, décédé en janvier 2021. De fait, malgré l’aide de 200 bénévoles chaque année, « aucun n’est membre de l’association. » En termes de mixité et d’inclusivité, on a vu mieux. En revanche, pas de souci avec la famille, on rappelle que la fille de l’ancien président a assuré les fonctions de directrice adjointe de 2007 à 2023. Cet entre-soi ou microcosme explique probablement les graves dysfonctionnements que la CRC Bretagne dénonce dans son rapport et que l’on vous détaille ci-dessous.
On apprend par exemple que l’association « a recours, pour l’organisation de son festival, à des sociétés de prestations de service dont les gérants comptent parmi ses principaux administrateurs (ancien président, secrétaire et membre du conseil d’administration), dans des conditions de transparence insuffisantes (participation des intéressés aux décisions les concernant, clause de non-divulgation dans un contrat, rapports du commissaire aux comptes sur les conventions réglementées incomplets) ». Reformulée de manière plus explicite, la CRC Bretagne pointe ici un risque important de conflit d’intérêts. Tellement qu’elle écrit noir sur blanc que « les risques, juridiques et d’atteinte à son image, sont réels si les prestataires sont également administrateurs de l’association. Des précautions sont alors à prendre afin notamment de prévenir tout conflit d’intérêts. »
Des précautions, de la prudence, il en a manqué. Assurément. Les comptes financiers relèvent que 3 contrats passés avec l’ancien président, la secrétaire et un membre du conseil d’administration représentaient chaque année, entre 2017 et 2019, la somme de 118 246 euros, dont plus de la moitié était versée à l’EURL fondée par Michel le Bris Le Tour du Monde. Le niveau des prestations facturées est passé à 35 000 € en 2022, pour deux contrats.
En les épluchant, la CRC Bretagne est tombé sur quelques pépites, comme cet article n°5 qui ajoute une « confidentialité réciproque sur l’existence et le contenu du présent contrat », interdisant de fait toute communication à des tiers, ou bien encore, cette clause d’intérêt exclusif, interdisant « à l’association de rechercher d’autres prestataires éventuellement mieux-disant et de faire jouer la concurrence ».
Autre manquement, et non des moindres, l’association n’a jamais publié les rémunérations des trois plus hauts cadres dirigeants bénévoles et salariés ainsi que leurs avantages en nature comme la loi l’y oblige (article 20 de la loi n° 2006-586 du 23 mai 2006). Toutes ces cachotteries, finalement, ne sont que le haut de l’iceberg, car plus on gratte, moins ça va.
On passe rapidement sur l’épisode du remboursement de certains paiements par carte bancaire sans production de la pièce justificative. La CRC estime que « cette pratique a toutefois vocation à disparaitre, avec la généralisation des notes de frais, y compris pour le président ».
Plus sérieusement, et comme évoqué en introduction, l’association est liée par plusieurs conventions avec des financeurs publics qui lui attribuent des subventions publiques. Or, si l’association fournit bien des documents (encore heureux), elle ne satisfait pas pour autant à la totalité de ses obligations conventionnelles.
Par exemple, l’association n’a pas produit au département d’Ille-Et-Vilaine de comptes rendus financiers pourtant exigés ; la convention avec Saint-Malo souffre de plusieurs imprécisions, notamment sur les mises à disposition de lieux (palais du Grand Large, théâtre Chateaubriand, maison du Québec, chapelle Saint-Sauveur, etc.) et avantages en nature, qui de ce fait ne peuvent donner lieu à une valorisation comptable. D’ailleurs, « ce n’est que depuis mars 2021, après une demande expresse de son maire, que la ville de Saint-Malo est invitée aux assemblées générales et aux conseils d’administration de l’association. » Imagine, tu fournis les petits fours, et tu n’es même pas invité·e à la soirée !
Enfin, et c’est sans doute le plus grave, malgré la progression récurrente des subventions publiques (leur part dans le financement de l’association atteint désormais 47 % en 2022, soit 67 € de subvention par entrée payante), la fréquentation ne cesse de chuter (-25 % entre 2017 et 2022) tout comme le nombre d’exposants du Salon du livre.
C’est un triste résultat pour un festival qui se voit dans le top 5 des plus grands salons littéraires de France. Conséquence directe de la succession des résultats négatifs et de la dégradation des fonds propres, la situation financière s’est fortement dégradée, conduisant le commissaire aux comptes à initier une procédure d’alerte ! Pour garantir la pérennité du festival, la CRC Bretagne demande à l’association de « revoir son modèle économique, qui repose actuellement sur un fort financement public, en réduisant les charges permanentes (notamment la masse salariale) et celles liées à l’organisation du festival (réduction du nombre d’invités, des dépenses liées, et des charges de communication). »
En conclusion, on espère surtout que la cinglante gifle de la CRC Bretagne ne découragera pas l’ensemble des bénévoles et des petites mains qui s’activent chaque année pour faire vivre un festival unique. Petite pointe d’optimisme, le nouveau président de l’association, Jean-Michel le Boulanger s’est engagé à mettre en œuvre les recommandations formulées par la CRC Bretagne.