Avec ses faux airs de parpaing couleur crème, ses 700 pages et son motif doré en couverture, difficile de louper celui-là. Habibi est le nouvel album de Craig Thompson.
C’est le quatrième de ce jeune auteur américain surdoué graphiquement. Son cartonny Chunky Rice avait impressionné. Son autobiographique Blankets où il racontait avec une sensibilité extrême son adolescence dans le Wiskonsin dans sa famille de chrétiens fondamentalistes avait partagé les lecteurs entre ceux qui trouvait ça insupportablement pleurnichard et ceux qui avait littéralement fondu. Pour notre part, on avait été très impressionné par la maitrise graphique et narrative mais même si, comme nous sommes des midinettes, on avait été touché par la chose, on trouvait quand même que ça manquait un peu de finesse. On passera sur son carnet de voyage qui est d’une naïveté confondante.
On retrouve ce sentiment mitigé sur ce nouveau livre. Il s’agit d’une imposante fable orientale entre les 1001 nuits et récit impitoyablement réaliste de la misère des bidonvilles du monde moderne. Les implacables et terribles destinées de Dodola, une jeune fille dont le premier d’une longue liste de malheurs est d’être vendue en mariage à un scribe, et de Zam, son fils d’adoption sont une splendeur graphique, capable d’envolées saisissantes et d’invention permanente (spécialement quand l’écriture arabe vient mêler ses déliés aux dessins). Le tout oscillant avec grâce et poésie, entre réalisme glaçant et onirisme.
Pourtant le livre n’échappe pas à une certaine lourdeur malgré toutes ses qualités formelles. La BD est très (trop?) riche et regorge de moments poétiques et intenses mais la double tâche du récit est un peu écrasante. Ainsi la belle volonté de réconcilier en tissant des ponts entre cultures religieuses chrétienne et musulmane se double d’une charge anticapitaliste pas toujours très fine. D’autant plus que Craig Thompson n’y va pas de main morte sur l’accumulation de malheurs accablant les protagonistes. Les lecteurs ayant trouvé le dégout et la honte de ses propres pulsions sexuelles, insupportables dans Blankets peuvent passer leur chemin parce qu’à ce niveau il passe aussi la surmultipliée.
Cet ouvrage donc aussi splendide que pesant, souffre en plus d’un sérieux problème d’édition. La terrifiante collection écritures a encore frappé. Papier et reliure médiocres, maquette horrible… nous ne sommes vraiment pas gâtés. Bon, le prix est abordable pour un tel pavé mais quand on compare avec la superbe édition originale chez Pantheon, on pleure des larmes de sang.
Chez cette monstruosité qu’est Casterman écritures, octobre 2011, 670 pages, 24,95 €
Changement de registre radical avec un petit voyage spatial en nostalgie.
Valérian (et Laureline), agent spatio-temporel est une série de bandes dessinées écrite par Pierre Christin, et dessinée par Jean-Claude Mézières ayant débutée en 1970. De deux choses l’une, soit vous connaissez déjà ces malicieuses aventures de science fiction bourrées d’invention permanente, d’humour délirant et de critiques écologiques et sociales, et vous pouvez passer à la suite, soit vous devez séance tenante courir jusqu’à votre libraire ou votre bibliothèque municipale pour dévorer goulument les 21 albums de la série.
La série s’étant conclue au dernier tome paru, les auteurs ont eu l’idée de laisser d’autres artistes s’emparer de leur univers pour en livrer leur version. L’armure du Jakolass, est le premier opus de cette initiative et c’est Manu Larcenet qui s’y colle.
L’idée du croisement entre ces deux univers artistiques nous laissait pour le moins perplexe. Histoire de vous garder un maximum de plaisir, on va vous laisser découvrir comment le gars s’y prend mais sachez qu’il parvient à brasser le tout avec un brio tout à fait réjouissant. On a bien une aventure de Valérian, avec une bonne partie du casting habituel, des créatures zarbis à tous les coins de page, un bon tacle sur les religions et les militaires… et en même temps, on a bien du Larcenet avec gros pif, humour potache et pointes de noirceur. Le tout se tient étonnamment bien, et c’est un régal de la première à la dernière page. Graphiquement, on sent que Larcenet a mitonné ça avec amour et les couleurs de Jeff Pourquié apportent une atmosphère très particulière et plaisante à l’album.
Cerise sur le gâteau, vous pouvez jouer à retrouver tous les extraterrestres disséminés dans l’album dessinés par une pelletée de dessinateurs invités (Baru, Goosens, Trondheim… mais aussi Mézières lui même). On n’a pas trouvé d’infos sur d’autres auteurs qui tenteraient l’aventure mais si c’est aussi réussi, on est preneur.
Chez Dargaud, octobre 2011, 48 pages, 11,95 €
On reste dans la science fiction avec le premier tome d’Aâma : l’odeur de la poussière chaude, par le beau Frederik Peeters dont nous avons déjà amplement chanté les louanges dans les parages. L’auteur des Pillules Bleues, Koma et plus récemment Pachydermes et Château de sable avait déjà tâté avec réussite au genre avec le nonchalant et frondeur Lupus dont la magnifique intégrale donnerait presque envie de donner les tomes originaux pour se les racheter tant elle est réussie.
Nous avons ici affaire au premier tome de ce que l’auteur annonce comme un long voyage (10 volumes !). On y rencontre deux frères : Verloc et son petit frère Conrad. Le premier est un loser récidiviste, réfractaire à la technologie qui se trouve dans une merde noire au début de ce volume. Le second a l’arrogance de la réussite et de l’homme qui a une mission. Il va justement y embarquer son grand frère. Les voilà donc partis, sous la protection bonhomme d’un robot gorille nommé Churchill, pour la planète Ona(ji) où une poignée de scientifiques sont partis tester une mystérieuse substance nommée Aâma. Une «grande crise» ayant poussé l’entreprise finançant ces recherches à couper brutalement les ponts, la mission de Conrad consiste à reprendre le contact avec la colonie de Robinsons involontaires.
Peeters réussit brillamment son entrée en matière. Le récit enlevé, développe malicieusement un goût contradictoire pour les anachronismes et les clins d’œil contemporains. Les flashbacks en spirale sur lesquels se développe le récit sont d’ailleurs induits par le simple carnet de bord de ce technophobe indécrottable de Verloc. Il est d’ailleurs la grande réussite de ce volume. A la fois insupportable et immédiatement attachant, son refus de tout implant et ses failles nous le rendent immédiatement plus proche que son frère droit comme un I et bardé de gadgets étranges. Étonnamment, l’autre réussite de l’ouvrage, c’est le robot. Ce drôle de singe, cigare aux lèvres et à la répartie goguenarde oscille entre une jovialité éminemment humaine et efficacité robotique terrifiante. On ajoute le frangin collet-monté et on a un trio d’une efficacité narrative redoutable. D’autant que Peeters n’oublie pas de pimenter son intrigue d’une ouverture très mystérieuse et d’une étrange scène d’action belle, lointaine et terrible. Le tout en gardant à l’ensemble du casting une humanité palpable, c’est assez fort.
Bien sûr le récit est loin de livrer tous ses secrets et la dernière page nous laisse avec une foule de questions à résoudre. On n’en attend qu’avec plus d’impatience le second tome annoncé aux alentours de septembre 2012.
A noter qu’en plus, vous pouvez découvrir une partie des coulisses de la création de la série sur le passionnant blog de l’auteur. D’où viennent les visages et les noms des personnages ? Comment on imagine le monde du futur ? Vous trouverez tout ça et plus sur cette formidable tentative de didactisme complice.
Chez Gallimard, octobre 2011, 88 pages, 17 €
En bonus, le seul vrai événement de cette rentrée littéraire, c’est le retour d’Alphagraph de Nylso et Marie Saur. Comme il y aurait eu des soucis avec Flblb, le duo change d’éditeur et passe chez Colosse, collection de bande dessinée autoéditée, fédérée par le canadien Jimmy Beaulieu, et basée à Montréal. Cela leur permet de revenir à un format plus proche des origines de la série : en 24 pages, petit format et beau papier bien contrasté.
Si vous ne connaissez pas encore les aventures initiatiques de Jérôme l’apprenti libraire rêvant de devenir écrivain, c’est l’occasion ou jamais. Vous avez même un petit «Previously in Jérôme d’Alphagraph» sur les deux premières pages. L’épisode est par contre centré principalement sur la petite fille et ses envies d’émancipation mais on retrouve avec une joie intacte, les dialogues savoureux, les dessins précieux et la narration vadrouilleuse et jazzy que l’on adore. Trouvable… à Alphagraph bien sur.
Chez Colosse, septembre 2011, 24 pages, 6 €