Pour se faire pardonner le retard de cette chronique BD et pour démarrer en beauté cette année 2014, nous vous proposons rien de moins que deux merveilles absolues. D’abord une sublime évocation des temps de l’enfance par l’immense Gilbert Hernandez et ensuite les étranges et so british aventures d’un singulier bébé sans visage.Que ce soit en solo ou en compagnie de ses frères Jaime et Mario, Gilbert Hernandez fait partie des auteurs dont nous suivons le parcours avec une attention toute particulière. Au début des années 80, le trio de frangins californiens bricole dans leur coin un petit magazine nommé Love & Rockets dont le ton à la fois fantasque et personnel et la liberté folle vont être une des influences majeures de toute une génération de dessinateurs (Nous vous en avions déjà causé par ici.). Gilbert (ou Beto pour les intimes) y développe une saga magnifique ayant pour point central Palomar, un bidonville chicanos où se croise une pléiade de personnages pour des aventures souvent cruelles mais toujours profondément humaines. Le monsieur est largement le plus prolifique de la fratrie. Il a écrit et dessiné un nombre ahurissant de séries, brassant au fil de ses envies réalisme social, onirisme sombre, science fiction, horreur et même pornographie… dans des histoires ayant souvent en commun une noirceur parfois à la limite du soutenable.
Si la cruauté est bien toujours présente dans son dernier ouvrage La saison des billes, ce n’est pas ce que nous en retenons le plus. L’auteur y retrouve avec bonheur une veine plus autobiographique qu’il avait un peu délaissée dernièrement. On y suit sur une centaine de pages les péripéties quotidiennes d’une bande de mouflets dans l’Amérique des années 60. Pas question ici de nostalgie d’un âge d’or, l’auteur dépeint avec une finesse rare toute la sublime complexité de l’enfance dans toute sa tendresse, sa violence, ses fantaisies ou ses angoisses. Le travail sur la temporalité est tout simplement fabuleux. La narration flottante épouse avec une simplicité désarmante la façon dont les journées des petits s’étirent ou basculent en un éclair, la capacité à tout retenir ou au contraire tout oublier en un instant. Il y a aussi dans le livre une superbe déclaration d’amour à la culture populaire de cette époque, des comics à la télévision en passant par le cinéma ou la pop music. Les non spécialistes peuvent se rassurer toutes les références sont détaillées en postface. Gilbert signe donc une de ses meilleures BD, à la fois complexe et limpide, intime et universelle.
Depuis 2008, la série Love & Rockets a repris sous la forme d’un épais fascicule à peu près annuel. Les 6 numéros sortis sont de splendides réussites d’une fraîcheur incroyable pour des auteurs ayant une carrière aussi longue mais ce n’est hélas pour l’instant réservé qu’aux anglophones avertis. On salue donc Atrabile d’avoir sorti La saison des billes presque simultanément qu’aux Etats-Unis.
Chez Atrabile, septembre 2013, format 21 x 28 cm, 128 pages, 25 €
Plus étrange, Le livre de léviathan de Peter Blevgad, sorti dans une superbe édition au format italien par L’Apocalypse est un recueil des strips hebdomadaires de l’auteur publiés entre 1991 et 1999 dans le journal anglais The Independant on Sunday. Blevgad est un drôle de bonhomme. Cet américain installé à Londres, y a travaillé comme plasticien mais aussi en temps que musicien avec une belle bande de barjots locaux magnifiques : Henry Cow, Robert Wyatt, Fred Frith ou John Greaves… Ce président de l’Institut Londonien de Pataphysique a donc aussi réalisé une incroyable série d’histoires courtes où l’on suit les muettes introspections philosophiques (ou pas) d’un singulier bébé sans visage, la plupart du temps accompagné d’un chat (parce que l’auteur a décrété que les parents du bambin étaient trop fastidieux à dessiner). Difficile d’en dire plus sans vous gâcher la découverte des milles facéties surréalistes, méta-analytiques, splendidement stupides mais toujours superbement poétiques imaginées par le monsieur. On y croisera une foultitude de références littéraires et artistiques mais aussi d’étonnantes considérations sur la poussière, un doudou hégélien ou une grande sœur despotique. Le tout brassé avec une irrésistible fantaisie et une invention graphique stupéfiante. Un livre dans la grande lignée de dessinateurs génialement barrés de la caisse comme Herriman (Krazy Kat) ou Winsor McKay (Little Nemo in Slumberland) mais pourtant ne ressemblant à aucun autre. Plus qu’une simple lecture, une géniale aventure dans un monde inconnu, drôle, sidérant et totalement imprévisible.
Chez l’Apocalypse, novembre 2013, format 27 x 18,5 cm, 160 pages, 29 €