Mon rattrapage des ouvrages qui m’étaient passés sous le nez en 2010 se prolonge un peu, le temps de parler de trois BD ayant des auteurs de nationalités diverses et se dégageant graphiquement du lot. Si la gamme de sentiments et de thèmes abordés est ici très large, on y retrouve le même besoin impérieux de sortir les dessins des sentiers battus et de pousser les cadres.
On commence par l’ouvrage ayant obtenu le prix du meilleur album au dernier festival d’Angoulême. Il s’agit de Cinq mille kilomètres par seconde de l’italien Manuele Fior chez Atrabile.
Nous sommes en Italie en été. Piero et Nicola observent au travers de persiennes Lucia, une jeune fille venue s’installer dans l’immeuble avec sa mère. Entre Nicola la grande gueule et Piero le timide, ce sera finalement ce dernier qui gagnera les faveurs de la belle.
Il suffit d’en lire quelques pages pour être frappé par la beauté et la maitrise des dessins. Les couleurs en aquarelle tranchées et explosives jouent subtilement avec les ambiances. Les expressions et les attitudes sont rendues avec une simplicité et une justesse désarmante. On reste plusieurs fois stupéfait de ce que ce monsieur peut faire passer avec quelques traits.
La narration est aussi une grande réussite. L’auteur reprend le très efficace découpage en gaufrier. En gros chaque planche est composée de trois lignes de trois cases dont on peut jouer à en associer certaines pour varier le rythme. Mais il y a aussi un découpage plus surprenant en chapitre ou l’auteur n’hésite pas à nous faire de brusques bonds temporels et géographiques. Parce que si Cinq mille kilomètres par seconde est d’abord une histoire d’amour, c’est aussi une histoire de vie. Une histoire du quotidien, des choix qu’on fait, des occasions qu’on saisit et de celles que l’on laisse passer.
Chez Atrabile, janvier 2010, 112 pages, 19 €
Beaucoup plus étrange, L’homme qui se laissait pousser la barbe est un recueil d’histoires courtes du belge Olivier Schrauwen. Titre énigmatique, couverture bizarre, rabat se dépliant comme une porte ouvrant sur un monde inconnu, vous êtes prévenu d’entrée : le voyage sera exotique.
On y passera par le Congo belge, y apprendra la typologie capillaire, y suivra un inquiétant cours de dessin, y courra en compagnie d’un barbu avant de passer par un château fantasmatique et une grotte magique. Dans cette dérive, on traversera un foisonnement aussi déconcertant que réjouissant de dessins, de couleurs et de style graphique.
Ce qui m’a beaucoup plu dans ce florilège d’histoires tour à tour satiriques, oniriques ou surréalistes, c’est que c’est un album résistant. On est d’abord totalement perdu. Et puis, petit à petit la cohérence de l’ensemble se dévoile progressivement. Je vous laisse faire le chemin tout seul et découvrir par vous même de quoi parle vraiment cette BD.
Vous verrez c’est un peu douloureux au départ mais assez euphorisant au final.
Chez Actes sud-l’an 2, octobre 2010, 112 pages, 22 €
Comme d’habitude, je termine par mon favori de la bande. Brecht Evens est un jeune auteur néerlandais qui avec sa première BD : les noceurs chez Actes sud-l’an 2, frappe un grand coup.
Le timide et maladroit Gert organise chez lui une petite fête. Les invités s’installent dans son petit appartement au quatrième étage sans ascenseur. Les conversations fusent et s’entremêlent. Soudain on évoque un invité pas encore arrivé : Robbie. On s’aperçoit vite que cet ami de Gert, propriétaire d’une boîte au nom évocateur de disco-harem est le prince de la nuit locale. Toutes les femmes rêvent de mettre ce singulier et flamboyant dandy dans leur lit et tous les hommes l’admirent et le jalousent à la fois.
Là encore, ce qui frappe d’abord, c’est la splendeur et la singularité des illustrations. Evens utilise des aquarelles aux couleurs flamboyantes mais sans ajouter les traditionnelles lignes noires cernant les contours des personnages ou des objets. C’est très déstabilisant. Cela donne un sentiment de flottement, une transparence fantomatique aux personnages. Les compositions sont elles aussi magnifiques. L’auteur enchaine planches fourmillant de mille détails, constructions virevoltantes et moment d’accalmie avec maestria. Ces dessins collent parfaitement à l’ambiance à la fois euphorique et mélancolique des grandes fêtes nocturnes.
Au cœur du livre, il y a bien sûr le fascinant Robbie et la visite guidée de son antre qu’il offre à l’écarlate Lulu. Il y a surtout la description tendre et cruelle de son amitié avec Gert.
Un livre qui ne ressemble à aucun autre, virtuose et subtil oscillant entre euphorie et déprime avec une grâce déconcertante.
Chez Actes sud-l’an 2, janvier 2010, 180 pages, 22 €