Marre de l’esprit de Noël ? Marre des infos cataclysmiques ? ça tombe bien, nous aussi ! Bienvenue dans notre 6ème calendrier de l’Avent Altérophile, dont on espère qu’il sera original et divertissant ! Tous les jours (ou presque) jusqu’au 24 décembre, une idée de truc en papier à mettre sous le sapin. Bon pour l’âme, bon pour nos petits libraires-amis, bon pour nos papetiers-amis, bon pour nos neurones. Sans prétention aucune, des coups de cœur qu’on a envie de partager, pas forcément des nouveautés, pas forcément des trucs inouïs. Juste des morceaux de papier, souvent imprimés, en format origami, d’une épaisseur à glisser dans les poches ou de gros pavés pour caler le sapin, qui nous ont émus, interpellés, questionnés, emballés ou intrigués… Et qu’on a envie de vous faire (re) découvrir. Ouvrez donc les pages jour après jour…
On profite de ce calendrier pour vous donner des envies d’ailleurs, d’autres espaces, temps et cultures tant on est persuadés que les découvertes de l’altérité racornissent parfois les intégrismes borgnes et les renfermements identitaires. Je est un autre, soufflait Arthur. L’autre est un je. Aussi. Et pour se plonger dans d’autres espaces et temporalités, on fait par ici bien souvent confiance à la très chouette maison d’éditions Zulma qui a le secret de nous faire voyager avec bonheur dans les littératures du monde. Pour vous la faire (re)découvrir, on en a choisi quelques titres qu’on a nonchalamment glissés sous notre sapin altérophile.
Après les forêts indiennes et l’Albanie des légendes médiévales, direction les Etats Unis avec cette troisième sélection hautement subjective à la couverture immédiatement reconnaissable signée comme toujours par David Pearson. Ou plus exactement immersion au cœur du continent afro-américain qui s’y dissimule en filigrane, à Eatonville en Floride plus précisément, dans l’une de ces premières villes administrée, gérée, habitée par des afro-américain.es, bien souvent descendants et descendantes d’esclaves.
C’est là, dans le soir couchant, « au soleil descendu » que revient Janie. Elle a tout vécu. Ou du moins, un ouragan, trois mariages, et un paquet d’existences dans cette Amérique où la domination masculine et la domination raciale pèsent de tout leur poids sur les corps des jeunes femmes noires. Et elle raconte. A Pheoby, son amie venue saluer son retour malgré les ragots, malgré les mots de ceux qui « firent de leurs interrogations des assertions brûlantes, de leurs rires des armes meurtrières. Une cruauté de masse » . Toutes d’eux se retrouvent, l’âme et les bras grands ouverts. « Le soleil s’en était allé, mais il avait laissé dans le ciel l’empreinte de ses pas. C’était le moment de s’asseoir sur les vérandas au bord de la route. C’était le moment d’écouter ce qui vient et de parler. » Car Janie revient « d’enterrer les morts. Pas les morts malades et agonisants entourés d’amis à leur chevet et leur pied. Elle revenait des boursouflés et des détrempés ; les morts soudains, aux yeux grands ouverts, rendant jugement. » Alors à l’oreille amie, Janie raconte…
Paru en 1937, Their eyes were watching God, écrit par Zora Neale Hurston est l’un des romans les plus époustouflants de la littérature afro-américaine aux Etats Unis. Son autrice, figure importante du Harlem Rennaissance de l’entre-deux guerres, anthropologue de formation (elle est la première étudiante « de couleur » au Barnard College en 1925) en est l’une des représentantes les plus émérites. Bien qu’écornée un temps par d’autres figures tel Richard Wright, qui l’accuse de desservir la cause afro-américaine et d’utiliser une langue trop peu châtiée, Zora Neale Hurston est ensuite chérie par Toni Morrison, Alice Walker (qui la redécouvre), Maya Angelou ou Zadie Smith.
Publié une première fois en France en 2006 mais alors très peu remarqué par ici, le livre, reparu chez Zulma (2018) sous le titre incandescent Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, a enfin trouvé l’immense reconnaissance qu’il mérite, grâce notamment à la nouvelle traduction flamboyante et éblouissante de Sika Fakambi.
Janie, donc, est née d’une mère issue du viol de sa grand-mère ancienne esclave, violée par son maître. C’est cette grand-mère qui l’élève et qui pour éviter tout drame lorsqu’elle découvre le nonchalant long et maigre Johnny Taylor « lacér[er] sa Janie d’un baiser » et sa petite fille s’éveiller à la sensualité sous le poirier en fleurs du jardin décide de lui faire épouser le vieux Logan Killicks. « C‘est pas Logan Killicks que je veux pour toi, tite merveille, c’est une protection » explique la vieille femme à Janie désespérée. « L’homme blanc, c’est le maître de toutes les choses ici bas, aussi loin que j’en ai vu. Ca se peut qu’y a un endroit au milieu de l’océan où l’homme noir y commande, mais nous ici on sait rien que les choses qu’on voit. Fait que l’homme blanc y jette le fardeau à terre et y dit à l’homme nègue d’aller le ramasser. L’homme nègue va le ramasser pasqu’y faut bien mais y va pas le porter rien du tout. Y va le refiler à ses femmes. La femme nègue, c’est elle la mule du monde, pour ce que j’en ai vu. Et j’en ai dit des prières pour que ça ne soit pas pareil pour toi. «
Alors Janie épouse le vieux fermier, qui ne lève jamais la main sur elle, qui tente d’améliorer son existence matérielle et amène même le respect des passants sur elle. Mais, s’étonne et se désespère, l’amour, ne vient pas pour autant. « Moi je voudrais bien vouloir de lui en quèque fois. Je veux pas ça qu’y soye tout seul à faire tout le vouloir » . Mais Janie étouffe. Alors viendront l’homme d’ambition, Joe Starks son deuxième mari qui l’affiche comme un objet et le musicien amoureux, Tea Cake, plus jeune qu’elle, qu’elle ose attraper par la main et qui sera son troisième époux.
On imagine le choc, à l’époque, qu’ont provoqué non seulement le choix de faire d’une jeune femme noire le personnage principal d’un roman, mais également, que cette femme, d’abord candide et ballotée par le sort (« Elle savait maintenant que le mariage ne faisait pas l’amour. Ainsi mourut le premier rêve de Janie, ainsi devint elle femme« ), mais déjà être désirant, s’émancipe progressivement pour suivre toujours ce « désir de prendre à bras le corps la vie » . Avec Tea Cake, Janie défie les convenances, découvre la danse, le plaisir d’aimer et d’être aimée en retour ainsi que les paysages des Everglades, bientôt noyés sous les eaux, qui rappellent les déchirantes pages des Palmiers Sauvages/Si je t’oublie Jérusalem de Faulkner.
En se faisant voix, Janie montre la voie. Celle d’une recherche têtue, éminemment personnelle, un refus obstiné de se contenter. « Moi ce que je veux, c’est utiliser tout mon moi-même » affirme-t-elle tout au long de cette confession à son amie, confirme-t-elle à chaque étape de son émancipation. A l’écoute de ce récit viscéralement honnête et poignant, le cœur désormais sens dessus dessous après cette confession qui lui a remué l’âme, Pheoby, l’amie de toujours n’y tient plus et « (étreint) Janie vraiment très fort, coupant les ténèbres en plein vol. » Et nous coupe le souffle en même temps.
Car ce récit est aussi la beauté d’une langue. En mêlant une sorte de dialecte argotique afro-américain imagé abrupt et chantant à une narration poétique des plus époustouflantes, Zora Neale Hurston touche, remue, sidère. Du moins c’est ce que provoque l’étourdissante traduction qu’en donne Sika Fakambi dont le travail confine au vertige. On a rarement été porté par une langue avec cette matérialité inouïe, cette inventivité éblouissante et immensément généreuse que lui prête la traductrice. Pour donner à nouveau à entendre cet African American English lui même fruit des entrelacs culturels les plus fertiles, Sika Fakambi mélange en un nouveau créole, argot, expressions québécoises, africaines (et on en passe) avec une intense modernité et un talent tout aussi insolent, inventant une nouvelle langue faite de métissages inouïs et d’une musicalité infinie. Ainsi que le soulignait une critique, plus qu’une traduction, c’est ici une célébration.
« La prochaine fois, le feu » promettra plus tard James Baldwin en écho aux Ecritures. Avec Zora Neale Hurston, on en aura déjà eu l’éblouissement.
Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, de Zora Neale Hurston, roman américain traduit par Sika Fakambi aux éditions Zulma, ISBN 978-2-84304-832-6 paru le 13/09/2018 en grand format puis en poche le 03/01/2020 (ISBN 978-2-84304-932-3)
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