Marre de l’esprit de Noël ? Marre des infos cataclysmiques ? ça tombe bien, nous aussi ! Bienvenue dans notre 6ème calendrier de l’Avent Altérophile, dont on espère qu’il sera de nouveau original et divertissant ! Tous les jours (ou presque) jusqu’au 24 décembre, une idée de truc en papier à mettre sous le sapin ou à dévorer de suite. Bon pour l’âme, bon pour nos petits libraires-ami.e.s, bon pour les bibliothécaires, bon pour nos papetiers-ami.e.s, bon pour nos neurones. Sans prétention aucune, des coups de cœur qu’on a envie de partager, pas forcément des nouveautés, pas forcément des trucs inouïs. Juste des morceaux de papier, souvent imprimés, en format origami, d’une épaisseur à glisser dans les poches ou de gros pavés pour caler le sapin, qui nous ont émus, interpellés, questionnés, emballés ou intrigués… Et qu’on a envie de vous faire (re) découvrir. Ouvrez donc les pages jour après jour…
On profite de ce calendrier pour vous donner des envies d’ailleurs, d’autres espaces, temps et cultures tant on est persuadés que les découvertes de l’altérité racornissent parfois les intégrismes borgnes et les renfermements identitaires. Je est un autre, soufflait Arthur. L’autre est un je. Aussi. Et pour se plonger dans d’autres espaces et temporalités, on fait par ici bien souvent confiance à la très chouette maison d’éditions Zulma qui a le secret de nous faire voyager avec bonheur dans les littératures du monde. Pour vous la faire (re)découvrir, on en a choisi quelques titres qu’on a nonchalamment glissés sous notre sapin altérophile.
Parce qu’on a découvert (trop !) tardivement mais avec un émerveillement intense le cinéma de Satyajit Ray, on s’est plongé avidement dans les œuvres de Rabindranath Tagore publiées entre autres par Zulma, le cinéaste s’inspirant de certains livres du prix Nobel de Littérature pour ses scenarii (Charulata ou La maison et le monde notamment). Et par un hasard de rayon (une poignée d’écrivains indiens rassemblés côte à côte, une couverture immédiatement reconnaissable signée comme toujours par David Pearson, et l’avis éclairé d’Anne Laure la libraire griffonné par dessus), on est reparti aussi avec un merveilleux livre dont on n’avait jamais entendu parler auparavant, De la forêt, écrit entre 1937 et 1939 par Bibhouti Bhoushan Banerji.
Bibhouti Bhoushan Banerji est pourtant l’un des écrivains indiens majeurs du 20ème siècle (Satyajit Ray se servira aussi de La Complainte du Sentier pour bâtir la Trilogie d’Apu). Mais voilà, ce roman, fortement inspiré de sa jeunesse, n’avait jusque là pas été traduit en français. Et l’on remercie avec gratitude les éditions Zulma d’avoir réparé cet étonnant oubli. On ne comprend bien sûr pas un mot de bengali aussi ne jugera-t-on la traduction de France Bhattacharya que par la langue vibrante et sensible qu’elle prête à Bibhouti Bhoushan Banerji, mais la réussite est totale, tant on se trouve immergé au milieu des acacias, des tamaris, des buffles, des lis sauvages, parfois sous une nuit étoilée peuplée des crissements de criquets, parfois bouche bée devant la splendeur des flamboyants pourpres.
Satyacharan, jeune diplômé sans emploi se voit contraint de quitter Calcutta et sa vie culturelle trépidante pour prendre un poste de régisseur à 150 kilomètres des contreforts de l’Himalaya, dans une province reculée du Bihar, au nord est de l’Inde afin de gagner sa vie. Le travail qui lui est confié : partager la forêt en fermages pour les paysans des alentours -mais pas pour les anciens fermiers, ceux qui cultivaient ces terres avant la crue du Gange, qui pourraient selon la loi revendiquer leurs anciens droits- qui vont les défricher, les cultiver pour le compte de riches propriétaires.
Satyacharan se retrouve donc en pleine forêt, loin des théâtres, des bibliothèques et des cinémas. Les habitants n’y parlent pas bengali, mais un patois hindi qu’il ne comprend qu’à peine. « Les jours se succédaient : le soleil se levait à l’est, au-dessus des cimes lointaines, et le soir, il s’enfonçait en colorant de pourpre les hautes herbes et les tamaris sauvages. Entre les deux s’étiraient onze longues heures d’hiver aussi vides que la jungle autour de moi. (…) cette solitude boisée pesait comme une pierre sur ma poitrine. »
Pour autant, Satyacharan va progressivement « tomber sous le charme et la fascination de la forêt » . Et si une pierre pèse sur sa poitrine, elle est finalement d’une autre nature. Celle de la culpabilité. C’est celle qui l’a conduit à écrire ce récit afin d’en alléger le poids : « ces souvenirs ne sont pas joyeux, ils sont douloureux. C’est de mes mains que cette nature sauvage et libre a été détruite. Et je sais que les divinités de la forêt ne me le pardonneront jamais. »
Satyacharan nous donne à voir un monde ancien et sensible, amené à disparaître de sa main même. Le défrichage et les cultures qu’il doit orchestrer détruiront les richesses de la faune et de la flore endémiques de la forêt, les vastes étendues cultivées remplaçant progressivement la luxuriance mystérieuse que la nature avait mis tant de temps à assembler. « Cette région me paraissait un pays enchanté avec son clair de lune, ses bois, son silence mystérieux, la beauté de ses chants d’oiseaux et de ses fleurs sauvages ; tout cela m’apportait une paix profonde et une grande joie que je n’avais jamais éprouvées dans ma vie et qui me semblaient merveilleuses. » Mais par une ironie tragique inhérente à sa fonction, c’est lui qui doit clouer le cercueil et sonner le glas de ce monde voué à disparaître.
En plus de la très grande sensibilité à la nature sauvage que développe Satyacharan, le récit s’épaissit de ses rencontres avec les peuples autochtones de la région, dont la cruelle pauvreté se trouve encore aggravée par les épidémies de choléra, les sécheresses, les incendies, les canicules, sans compter le statut des castes… Au fil de ses chevauchées à travers le vaste domaine forestier, Satyacharan apprend progressivement à connaître chacun.e d’entre elles.eux et se trouve frappé par leurs histoires, la très fréquente frugalité de leur vie et leur rapport au monde tout à fait inouï. L’un tient une école sans élève, l’autre, usurier, ne réclame jamais les sommes prêtées quitte à manquer de tout (lui dirait qu’il est libre de dépenser son argent comme il le souhaite), un garde rêve la nuit de posséder une casserole en métal tandis que l’illustre roi des Santals garde ses vaches à l’ombre d’un banyan sacré…
Au fil des jours, Satyacharan s’attache de plus en en plus à chacune et chacun d’entre eux, comme nous au fil des pages, doucement mais sûrement. « En parlant avec Jaypal, à l’ombre du grand ficus, j’avais l’impression que le mode de vie apaisé de mon interlocuteur, son calme, son détachement, l’absence de tout souci, et la paix que dégageait cet immense arbre, pénétraient étrangement en moi, doucement mais sûrement. À quoi bon s’agiter et courir ici et là ? » Un roman écologique avant l’heure soulignaient habilement les marketeurs. On avancera qu’à notre humble avis, ce beau et doux roman est bien plus que ça. Une respiration salvatrice, une bouffée de nature et d’humanité qui donne des envies d’évasion au cœur de la forêt, qu’elle soit d’arbres ou de mots.
De la forêt de Bibhouti Bhoushan Banerji aux Éditions Zulma, traduit du bengali (Inde) par France Bhattacharya – ISBN :978-2-84304-942-2, paru le 19/03/2020 et au format poche ISBN : 9791038701007, paru le 07/04/2022
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