CHEZ RAMON ET PEDRO, HISTOIRE D’UN BAR RENNAIS : 2-Le temps des ouvriers (1945-1969)

Ramon
Au bar, vers 1965. Au centre, les parents de Pedro. À droite : Constant, plombier célibataire amoureux de la bouteille, et un maçon italien.

Pedro est parti en retraite il y a quelques mois. Voilà plus d’un demi siècle que sa vénérable taverne, Chez Ramon et Pedro, constituait un îlot de gaieté insoumise à deux pas de la gare, dans un quartier désormais promis à la vitrification tertiaire. Ramon Mestre, c’est le père de Pedro : on a raconté hier l’incroyable odyssée de cet anarchiste espagnol, échoué dans Rennes-la-grise au terme d’une errance tissée dans la trame sanglante du 20e siècle. Si elle ne signe pas vraiment la fin des ennuis, l’histoire d’aujourd’hui perd heureusement en tragédie ce qu’elle gagne en pittoresque : c’est histoire de Ramon à Rennes, et du Rennes de Ramon, et c’est l’histoire de son fils Pedro.

Des jardins du Thabor au canal Saint-Martin : gagner sa vie, à Rennes, après la guerre

On avait laissé Ramon éventré par un obus puis miraculé, entrant en ménage rue Saint-Hélier avec Claire, son aide-soignante costarmoricaine employée à l’Hôtel-Dieu. Pas le temps de roucouler, il faut gagner sa croûte : durant plus d’un an, Ramon laisse sa femme à Rennes et travaille à Paris comme électricien.

Pedro glacier
Rennes, 1960. Le jeune Pedro (12 ans) derrière sa charrette à glaces.

Il y rencontre « le petit père Garcia », un basque originaire d’Hernani et que la guerre civile avait aussi condamné à l’exil solitaire. Garcia deviendra pour Pedro un grand-père (« Il était aussi gourmand que moi »), et pour Ramon un associé fidèle : les deux hommes décident de monter une affaire en Bretagne.

La vente de glaces constitue alors une spécialité des Italiens et des Espagnols. Une famille ibérique, les frères Lopez, occupe le terrain à Rennes depuis les années 20 ; Ramon pense néanmoins pouvoir y faire sa place. « Les Lopez lui ont fait des misères pendant des années, raconte Pedro, mais ils n’ont jamais pu baiser le vieux » . On vend les précieuses crèmes glacées dans des carrioles ambulantes, qu’on tire du bas de la place des Lices jusqu’aux jardins du Thabor. Tout le monde participe, y compris la mère de Pedro : rentrant de l’hôtel-Dieu à 6h du matin, elle se relève à 11h30 pour tirer sa charrette et tenir le poste jusqu’à 19h, avant de réembaucher à l’hôpital. Pedro lui-même s’y met en 1960, alors qu’il a 11 ans.

La vente de glaces n’est cependant qu’un commerce saisonnier ; alors l’hiver, on coupe du bois. À cette époque encore, on trouve sur le canal Saint-Martin un lavoir en activité, une teinturerie, des femmes affairées toute la journée à faire bouillir du linge, le battre sur des planches… Et pour alimenter tout ce manège éreintant, un dépôt de bois où Ramon fend des bûches. Jusqu’à ce que surviennent l’asthme, les problèmes de peau et le verdict du médecin : c’est une allergie à la poussière de bois. Il faut arrêter de travailler, mais que faire ?

L’Espagnol, s’avisant que ses compatriotes n’ont pas de lieu à Rennes où se retrouver, décide d’acheter un bar rue Duhamel, tout près de la gare et de la rue Saint-Hélier. Ce sera le Café Mestre (« Méstré »), devenu plus tard Chez Ramon & Pedro.

Être espagnol à Rennes dans les années 1950/60

Soixante à quatre-vingt Espagnols, selon Pedro, vivent alors à Rennes ; bien d’autres encore aux alentours immédiats, comme à Vern ou Pont-Réan.

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Rennes, place Ste-Anne, 1945. Rassemblement de républicains pour rappeler que l’Espagne n’est pas libérée du fascisme. (c) Garcia & Matas, éd. OF

Ces immigrés n’ont pas toujours bonne presse : « Les garçons n’avaient pas un rond mais dès qu’ils gagnaient quelque chose, ils commençaient par se payer un beau costume pour aller faire les coqs dans les bals » . Les fanfaronnades ibériques s’accordent parfois mal avec l’austère tempérament breton.

Par ailleurs, la communauté espagnole est elle-même divisée par les plaies mal refermées de la guerre civile, et Ramon n’oublie pas la trahison des communistes en 1937 (voir le premier épisode). « Il leur en a toujours voulu, raconte Pedro. Les Espagnols se retrouvaient souvent pour faire des fêtes, par exemple il y avait la fête de la République tous les ans à Vern, organisée par le PC espagnol. De l’argent était récolté, soi-disant pour aider les prisonniers politiques au pays. Mais où allait-il vraiment, quels étaient les preuves que des prisonniers recevaient cet argent ? Ramon avait des doutes… »

Travailleurs pauvres, intellectuels en exil : la seconde immigration

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Vern, années 60. Paëlla de soutien aux prisonniers politiques

Les années passent et la communauté espagnole grandit, à la faveur d’une immigration de travail : beaucoup de paysans de Galice ou d’Estramadure viennent se faire engager dans le bâtiment, parce que c’est un métier qui s’apprend sur le tas.

« Ils arrivaient et bossaient comme simples peon [tâcherons, ndlr], tout le monde était payé à la tâche. Ils commençaient par remplir les seaux des autres… Mais tout le monde gagnait ensemble, ils travaillaient dans le respect. Ils ont construit La Touche, ils ont commencé à construire Maurepas… Après ils devenaient de vrais maçons, beaucoup se sont mis à leurs comptes. Tous ces gens là se sont trouvés à venir dans le bar ». Suivra aussi une clientèle immigrée plus éduquée, fuyant les dictatures ibériques d’Amérique latine et trouvant à s’employer au sein de la fac d’espagnol. On verra ainsi s’attabler au bar l’écrivain argentin Juan José Saer, ou encore Mário Soares, opposant au régime de Salazar, futur premier ministre puis président de la République portugaise.

« La seule chose dont il avait honte » : comment Ramon devint français

Ramon
Ramon, 1958

Mais pour l’heure, les chantiers rennais comptent un peon supplémentaire en la personne de Ramon, dont les aspirations bistrotières sont piétinées par l’administration : sitôt l’affaire acquise, il apprend qu’il ne peut, en tant qu’étranger, tenir un café. C’est une catastrophe : on est en 1963 et Ramon se voit obligé, à 54 ans, de jouer les manœuvres dans le bâtiment et de laisser officiellement le café à sa femme, qui reprend derechef les journées doubles. Le couple enchaîne des horaires hallucinants : Ramon ouvre le bar à 5h pour accueillir les premiers travailleurs, rejoint ensuite son propre chantier, en revient vers 19h, reprend le bar jusqu’à 1h du matin avant de recommencer la même journée le lendemain ; le café est ouvert tous les jours. Ils tiendront ce rythme durant deux ans, jusqu’à ce que Ramon demande et obtienne la nationalité française. « C’est la seule chose dont il avait honte, raconte Pedro. Pas d’être français, mais honte d’avoir perdu sa nationalité. »

Cafés-calva et bicyclettes : Café Mestre, première époque

À quoi ressemble alors le Café Mestre ? C’est un bistrot ouvrier, qui fait le plein à 5h du matin et le soir à 17h30.

Rue des ateliers
Rue des ateliers, faubourg Saint-Hélier. Avant 1952

L’usine Citroën de La Janais, qui a ouvert en 1961, n’a pas encore déployé toute son envergure : l’essentiel de la population ouvrière travaille toujours en ville. Il s’agit le plus souvent de ruraux, possédant une petite ferme et quelques bêtes en complément de revenu. C’est à bicyclette qu’ils se rendent à la gare la plus proche, où un train les emmène jusqu’à Rennes. Ils commandent alors chez Ramon un café-calva et de quoi attaquer la journée du bon pied ; puis ils récupèrent, dans la cour attenante au café, leurs deuxièmes bicyclettes qui les emmènent jusqu’au chantier ou à l’atelier. Ce sont alors 300 vélos qui s’entassent à l’arrière du bar : un tiers du parc actuel de Vélostars !

Étrangers, ouvriers et noctambules : le petit peuple du Café Mestre

Avec l’hégémonie grandissante de Citroën, la clientèle du matin disparaît progressivement. Il y a toujours des Espagnols, et même un peu plus au fur et à mesure que la communauté s’étoffe : chaque fois qu’un nouvel arrivant débarque en gare de Rennes, il se trouve une bonne âme pour lui indiquer le Café Mestre où il trouvera le gîte, le couvert et les bons tuyaux pour se trouver une place.

Claire
1946. Claire, la mère de Pedro, devant le Thabor

« Il y avait une petite cantine espagnole, raconte Pedro, c’était le lieu de rencontre des Espagnols. C’était un bar étranger, quoi. » Le samedi midi, quand les chantiers s’arrêtent, les travailleurs immigrés viennent fêter la fin de la semaine. « Et le dimanche midi, ma mère faisait à manger pour tout le monde ; ma mère, c’était la madre. »

Le bar étranger continue par ailleurs d’attirer la clientèle ouvrière locale. Il faut dire que la rue Duhamel est alors une rue industrieuse qui abrite un atelier de mécanique, une entreprise de fours à pain, deux imprimeries… 700 personnes trouvent à s’y employer. Un grand nombre se retrouve au Café Mestre à l’heure du déjeuner, où Ramon a placé des écriteaux : « On reçoit avec provisions ». Pedro se souvient : « Les gens venaient, ma mère [rentrée de l’Hôtel-Dieu à 6h du matin, ndlr] faisait des soupes de pot-au-feu et des soupes de légumes à 20 centimes… Et elle vendait des assiettes de soupe tout l’hiver, pour les travailleurs. Les gens amenaient leurs gamelles, où ils mettaient leur pain-beurre et le rôti que la maman avait cuit, et ils chauffaient leurs gamelles sur le gaz ; après, on vendait le café. »

On est donc comme chez soi chez Ramon, et en même temps on est un peu ailleurs : la maison ne manque jamais d’accueillir le client avec des tapas ou un bout de chorizo. Et puis, chose inhabituelle à l’époque, voire carrément exotique : on ouvre jusqu’à une heure du matin. Une clientèle du soir ne tarde pas à se constituer, dans ce café près de la gare qui reste ouvert quand tous les autres sont fermés. On y trouve un peu de chaleur et de gaieté, au cœur d’une nuit rennaise encore bien assoupie ; c’est là, dans une pièce juste au-dessus du bar, que s’endort le jeune Pedro.

Pedro, fils de Ramon : le travail en héritage

Il coule une enfance heureuse, dans une famille où l’on tient table ouverte (« Je n’ai jamais mangé seul avec mes parents ») et où l’on s’arrête rarement de travailler. Il a tiré des charrettes de glacier bien plus lourdes que lui, chaque fois qu’il n’avait pas école; il a rempli les paniers de bois de son père, puis aidé ses parents au bar.

Pedro
Pedro, 17 ans (1966)

Le soir, dès que Pedro rentre, c’est la corvée de coques : « J’en épluchais 25 kg par semaine, ça m’en a dégoûté à vie. On mettait ça dans des St-Jacques pour les clients, avec du piment. Et puis pendant que les parents mangeaient, j’étais au bar, il y avait tout le temps du monde. À l’école, je n’ai jamais été à une colle ; mon père disait ‘ Non non, il a du boulot à la maison ‘. Mais j’étais un peu payé, je n’ai jamais été un enfant malheureux ! »

Il n’empêche : le jeune Pedro, en grandissant, se promet qu’il ne sacrifiera pas sa vie sur l’autel du labeur. Hors de question de tenir un commerce : Pedro passe brillamment son diplôme d’aide-comptable (« 2e des 5 départements bretons ») et se fait recruter par une banque. « J’ai tenu 5 jours, j’ai bien vu que ce n’était pas fait pour moi ». Il travaille un peu dans un magasin de chaussures de la rue Saint-Hélier, puis se fait embaucher aux PTT : le voilà manutentionnaire à Paris, gare Saint-Lazare. Il y travaille 2 nuits sur 3, puis 13 nuits par mois. Les années 60 touchent à leur fin et Pedro a l’impression de découvrir la vie : « Pour la première fois, j’ai eu du temps libre. J’ai toujours adoré le temps libre. Je ne serais même fait que pour ça, je pense ». L’argent est plutôt rare mais les journées sont heureuses, sans contraintes, pleines de parties de cartes, de copains rigolards et de charmantes jeunes filles.

Et puis, comme à chaque fois qu’on baisse la garde, les ennuis se radinent : la mère de Pedro tombe malade et l’on ne sait pas si elle s’en sortira. Ramon appelle Pedro à la rescousse : il faut revenir travailler au bar.

Tout Rennes tremble : que la fête commence !

La ville qu’il retrouve, en cette année 1969, est en pleine métamorphose : il semble qu’elle s’éveille enfin, secouée par le tremblement de 68. L’université Rennes 2 vient tout juste d’être fondée autour de l’ancienne faculté de lettres, une clientèle nouvelle investit le Café Mestre.

On évoquera demain cette nouvelle décennie de communion festive et de folie douce, qui fera trembler les murs du petit bar de la rue Duhamel. Pour l’heure, Pedro doit dire adieu à ses copains des PTT. Il est prévu, en cette veille de Noël, un simple pot de départ ; jusqu’à ce qu’un chef emmerdeur dise un mot de trop, et que tout dérape… On laisse Pedro, en guise de conclusion provisoire, raconter cet épilogue libérateur.

 

Pedro3
(c)Polistitution – alter1fo

 

 

Chez Ramon et Pedro, histoire d’un bar rennais:

1-L’odyssée de Ramon (1909-1945)
3-Renaissances (1969-2014)

7 commentaires sur “CHEZ RAMON ET PEDRO, HISTOIRE D’UN BAR RENNAIS : 2-Le temps des ouvriers (1945-1969)

  1. Hervé LAUNAY

    Très bien écrit.

  2. pierre Le Bloa

    Super comme suite du premier article, il reste a faire la suite de 1969 à nos jours, non???
    En tout cas ,même si cela fait longtemps que j’ai quitté rennes, ça fait super plaisir d’entendre Pédro. On reconnait bien son humanité et son caractère. A grand bonjour à toi Pédro, et merci encore pour ces bonnes soirées.

  3. Ludal

    Super article ! Longue vie à Pedro ! On aurait voulu que son nom perdure, mais les choses changent. Tant que ça reste un bar…
    Une anecdote en passant :
    « Bah Pedro, ça va pas ce soir ?
    – M’en parle pas.
    -Qu’est-ce qui t’arrive ?
    – Mes actions EDF se sont cassées la gueule…  »
    ^^

  4. regis

    Une décennie fin 90 de soirs et soirées de cristal, de paella et de flèches…. Nous étions en fac d’histoire et les meilleures que l’ont aient vécues c’était chez Pedro.
    MERCI pour ton humanité

  5. Le club d echecs

    La chaleur de l accueil permettait d être chez soi chez Pedro comme dans une famille C était magique a chaque fois Que bons souvenirs Merci Pedro

  6. FONTAINE MICHEL

    J’ai travaillé dans l’une des imprimeries citée et le vendredi soir nous allions boire un verre chez Mestre. Très belle histoire.

  7. Patricia

    ce que c’est bon de relire ces articles
    Merci
    Patricia , une habituée des vendredis soirs , durant une petite vingtaine d’année

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