BD en novembre : Aurions-nous dû imaginer autre chose ?

La fin de l’année approche. Alors que les cogitations et autres intimes négociations liées au bilan de 2012, commencent déjà à tonner sous nos crânes, voici que déboulent en force une volée de BD de très haute qualité. La sélection de novembre sera donc expansive, généreuse et large d’esprit.

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Nous avons eu beau batailler, pas moyen de réduire cette mouture à seulement trois titres. Le menu sera donc à cinq plats et on vous conseille fortement de garder de la place pour le deuxième dessert. On commence par deux petits formats déjà très goûtus.

FarArden-KevinCannon

Avec son petit côté trapu et ses intimidantes 400 pages, facile de passer à côté de Far Arden de l’américain Kevin Cannon. Ce serait pourtant dommage de louper les trépidantes aventures d’Army Shanks. On retrouve cet «homme aussi froid et impitoyable que l’Arctique» tramant dans les vapeurs d’alcool de «l’élan triste» un plan audacieux pour partir à la recherche de la mythique île de Far Arden. Il espère enfin tenir sa promesse d’y retrouver son meilleur ami : Simon Arctavius, porté disparu depuis fort longtemps. Accompagné de son ami Haffley, d’un couple d’étudiants en journalisme et d’Alistair l’orphelin, le voilà parti en quête d’un territoire dont il n’a strictement aucune idée de la localisation. Sur son chemin, vont venir s’accumuler les ennemis les plus retors : Fortuna, son ex-femme, l’infâme professeur Bessehl, des ours blancs déboussolés par le réchauffement climatiques, une troupe de cirque vengeresse… et surtout la toute puissante Royal Canadian Arctic Navy !

Péripéties folles, bagarres hautes en couleur et rebondissements feuilletonesques vont s’enchaîner sur un rythme d’enfer. Pas moyen de lâcher la lecture tant que l’on ne saura pas jusqu’où va mener l’odyssée de notre taciturne loup-de-mer. Le ton est rigolard, parfois plus mélancolique, mais les aventures sont réjouissantes et enlevées d’un bout à l’autre. Le ton oscille entre un Spirou survitaminé et la dépression bigarrée de La Vie Aquatique de Wes Anderson. Les connaisseurs reconnaitront peut-être l’humour décalé et irrésistible de son ami Zander Cannon (Top Ten, The Replacement God). Le tout a été initialement publié sur le BLOG suivant mais on ne peut que vous conseiller de savourer le plaisir de tourner avec frénésie et délice, les pages de ce charmant petit pavé. Ce fleuve narratif continu et déchainé peut faire penser au joyeuses expérimentations de Lewis Trondheim sur ses fameuses Carottes de Patagonie. Mais malgré quelque petits flottements à mi-chemin, le tout est remarquablement maîtrisé, et surtout, la fin du voyage est très réussie.
Un cadeau idéal pour les marins grognons et les amateurs de feuilleton canadien.

Chez ça et là, octobre 2012, format 13 x 18 cm, 384 pages, 22 €

LeTempsEstProche-Hittinger

Cela faisait bien deux mois que nous ne vous avions pas vanté les mérites des merveilleuses éditions The Hoochie Coochie. Nous allons immédiatement réparer ça. Le temps est proche est un superbe petit livre à l’élégante couverture noire et or. Après l’Antiquité et les premières étapes de la colonisation anglaise de l’Amérique du Nord, l’épatant Christophe Hittinger s’attaque maintenant à la fin du Moyen-Âge en Europe Occidentale. Pour raconter cette trouble période, l’auteur choisit, une fois de plus, une forme originale et réjouissante. Chaque année du XVème siècle se voit illustrée, soit par de splendides illustrations annotées, des strip ou de plus ou moins courts récits. Le tout est un formidable maelström de faits historiques, malicieusement mis en images. Nous sommes au temps de la peste noire et de la guerre de Cent Ans. C’est donc un éprouvant défilé de massacres, famines ou maladies… mais aussi d’évènements littéraires et artistiques. Le tout donne un ensemble aux formes et aux rythmes extrêmement variés et malgré cela très cohérent. Le livre est traversé par un humour noir féroce mais aussi ponctué de moments de grâce comme cette ballade de la mort récitant dans un village désert quelques lignes de la Divine Comédie de Dante. C’est surtout la belle confirmation du talent protéiforme d’un auteur dont on suivra avec la plus grande attention les prochaines œuvres.
Un cadeau idéal pour les amateurs de BD ne ressemblant à aucune autre et les médiévistes blagueurs.

Chez The Hoochie Coochie, octobre 2012, format 15,4 x 21,6 cm, 160 pages, 20 €

23prostituées-ChesterBrown

Le suivant est peut être le plus délicat à glisser dans une liste au Père Noël. Il peut cependant être assez cocasse de pouvoir placer en plein réveillon, un «Ho merci Petit Papa Noël de m’avoir apporté : 23 prostituées».
Le titre choisi par Cornélius pour l’édition française du dernier ouvrage du canadien Chester Brown était celui souhaité au départ par l’auteur. Les éditions Draw & Quaterly avaient préféré pour la version originale Paying for it. Titre moins explicite et surtout ayant le double sens de «payer pour ça» et «payer pour les conséquences de ça».
Après un détour par la Grande Histoire, Chester Brown retourne à sa veine autobiographique. Après une séparation, il décide en 1999 de se tourner vers les rapports tarifés. Le livre nous narre donc par le détail une décennie de vie de michetons avec un chapitre consacré à chacune des femmes rencontrées. Le récit s’achève sur la stabilisation de ses relations avec Denise, avec laquelle il établit une monogamie monnayée. On retrouve avec bonheur l’incroyable franchise de l’auteur. Brown est un personnage hors du commun, d’une sincérité et d’une impudeur totale mais dont le détachement narquois laisse souvent perplexe.
Là où le bât blesse, c’est quand l’artiste essaye de tirer de sa propre expérience, un pamphlet pour la normalisation de la prostitution. On a même droit à de nombreuses notes de fin de volume où il déploie moultes argumentations en faveur de sa thèse. Mais le gars balaie bien facilement la réponse politique, confond vérité et sincérité et oublie que, malgré toute sa franchise, son expérience personnelle pèse bien peu quand on s’attaque à un tel sujet. La froideur apparente du bonhomme laisse aussi parfois le lecteur pantois. Surtout que pour protéger l’anonymat des professionnelles du sexe, il les dessine toutes de manière presque identique, et le visage hors-cadre ou caché par une chevelure brune. C’est bien délicat de sa part, mais malgré des efforts importants pour leur donner la parole, cela participe de façon gênante à leur déshumanisation.
Malgré cela, le livre reste passionnant. Parce qu’il s’inscrit pleinement dans la continuité de ses précédents travaux, parce qu’il pose beaucoup de questions pertinentes, parce qu’il donne à voir un point de vue unique et déconcertant sur le sujet et enfin parce qu’on retrouve dans le livre les deux amis bédéastes de l’auteur (Seth et Joe Matt) et que leurs réactions valent leur pesant de cacahouètes.
Un cadeau idéal pour les polémistes aimant l’autobiographie et les libéraux à la Montesquieu.

Chez Cornélius, octobre 2012, format 16 x 24 cm, 296 pages, 25,50 €

Building Stories Chris Ware

Une fois n’est pas coutume, nous allons nous permettre d’évoquer ici une Bande Dessinée non encore traduite en français. Building Stories du génial Chris Ware n’est en effet pour l’instant disponible que dans la langue de Britney Spears. Mais comme c’est un objet tellement génial et fou, nous allons nous permettre une entorse au règlement.
Alors que tous les éditeurs se tournent la bave aux lèvres vers le livre numérique et que commencent enfin à fleurir ici ou sur la toile quelques versions réussies de mélanges des genres, Chris Ware nous offre un hommage dément à la matérialité du papier. L’américain était déjà connu pour ses fantaisies formalistes. Chaque numéro de sa série ACME Novelty pouvait prendre les formes les plus variées : du livre en petit format italien en passant par le journal ou même le présentoir géant. Pour le recueil de sa série suivante : Building Stories, où il explore les moindres recoins de la vie des habitants d’un immeuble de trois étages (et plus particulièrement une femme brune ayant perdu une jambe dans un accident de bateau durant sa jeunesse), le gars a fait très fort.
Pour compiler ces divers récits publiés ça et là (et les compléter comme toujours avec ce maniaque), il a tout simplement conçu une boîte d’une taille imposante contenant 14 «livres» aux formes les plus diverses. Du simple bandeau de papier plié en 4 jusqu’à un immense poster cartonné en quatre parties. On reste d’abord saisi de stupeur devant cette chose dont on ne sait pas par quel bout commencer. Et puis, on en saisit un, et l’ordre n’a plus d’importance. Ware brasse personnages, lieux et temps avec toujours autant de maestria, et pourtant, jamais la forme ne prend le pas sur l’émotion. Par un foisonnement de fragments et une finesse d’écriture remarquable, l’auteur construit rien de moins qu’une véritable architecture de l’humanité que l’on découvre  avec fascination et qui nous plonge, au fil des pages, dans tous les états possibles et imaginables.
Chris Ware prouve une nouvelle fois qu’il est un des auteurs les plus importants de notre époque. On s’est mordu la joue très fort en écrivant la phrase précédente pour ne pas utiliser le singulier. Nous vous tiendrons bien sûr au courant dès que la traduction sera disponible.
Un cadeau idéal pour les anglophones mélancoliques et les fans de la valise de Marcel Duchamp.

Chez Pantheon Books, octobre 2012, formats très variés contenus dans une boîte de 30 x 42 cm, 260 pages en tout, 50 $

BigQuestions-AndersNilsens

Nous terminons sur une splendeur que l’on attendait depuis longtemps et dont le titre abscons de ces chroniques est tiré. L’Association nous propose enfin la traduction du premier ouvrage de l’américain Anders Nilsen. Big Questions est un imposant volume de plus de 600 pages recueillant un travail étalé sur une quinzaine d’année. On y suit les aventures d’une bande de moineaux s’interrogeant sur leur faim ou leur vie dans une plaine inidentifiée. Un événement imprévu va troubler leur existence. Au milieu des corbeaux, des cygnes et d’un idiot vivant avec sa vieille mère, un œuf mystérieux tombe depuis le ciel. A partir de là, leur paisible vie d’oiseaux va devenir encore plus étrange et imprévisible.
Si on croise donc bien quelques humains au fil des pages, c’est bien envers les oiseaux que va pourtant notre empathie. Confrontés à des phénomènes inexplicables, ces volatiles se débattent pour tenter de comprendre un monde absurde et déconcertant. D’une grande liberté, le récit alterne les fulgurances avec de longues plages rêveuses. Le graphisme fin et puissant en noir, et surtout en blanc, apporte un charme infini à ces péripéties plus ou moins improvisées et cependant d’une grande cohérence. La longueur inhabituelle du livre et les cadrages très proches des oiseaux, font que petit à petit on partage une intimité extrêmement sensible avec ces toutes simples silhouettes de moineaux. Un grand livre, insaisissable et bourré d’instants sidérants de beauté ou de puissance. Le temps important consacré par l’auteur à ce travail fait que le ton est d’abord difficile à définir. Est ce de l’humour ? De la poésie ? De la philosophie ? Interrogations qui feront vite long feu, tant ce sont bien les préoccupations inquiètes de ces petites créatures ailées qui vont bientôt occuper tout votre esprit.
Un cadeau idéal pour les moineaux philosophes ou pour tout être humain.

Chez l’Association, novembre 2012, format 17 x 23 cm, 632 pages, 49 €

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