Compte-rendu écrit à 3 mains par Isa, Yann et Mr B.,
photographié à 4 mains par So et Mr B.
Après un vendredi de rêve et un samedi à peine un cran en dessous, le dimanche aura confirmé que le millésime 2015 de la Route du Rock aura été un peu étrange mais de haute volée. Classic rock fiévreux, pop flamboyante, post-punk noisy monumental et électro acidulée et débridée, il y en aura eu pour toutes les oreilles… et aussi pour toutes les jambes.
Signe qui ne trompe pas sur la qualité musicale de cette 25ème édition et sur la réussite des aménagements du lieu, nous n’aurons pas vu le temps passer lors des deux premiers jours. Nous sommes donc tout surpris d’être déjà dimanche mais aussi très heureux parce que la programmation de cette dernière journée nous semblait pleine de promesses. Une soirée très variée qui émoustillait tout autant les amateurs de classic rock fiévreux, de pop flamboyante, de post punk noisy et retors et d’électro zébulon… Restait à voir comment tout ce superbe et somptueux fatras allait s’emboiter.
On était resté sur notre faim avec les concerts d’ouverture de Wand et Only Real. Des sets agréables pour une mise en jambes mais rien de transcendant. C’était sans compter sur The Districts : on avait pu entrapercevoir l’énergie scénique du quatuor de Pennsylvanie sur l’excellent Live on KEXP, mais on n’imaginait pas une telle aisance en festival, de la part de ces minots menés par un chanteur-guitariste d’à peine 20 ans. L’énergie déployée par ce dernier est scotchante dès le premier titre, avec une furieuse montée finale, sur laquelle il se désarticule à l’envi. Il finira même debout sur les barrières de la fosse dès le troisième morceau : ça fait forcément un petit flop devant des festivaliers aux tous petits yeux (c’est le dernier jour d’un copieux marathon musical), mais il a le mérite d’avoir réveillé un public étonnamment nombreux. Sa voix éraillée fait des merveilles, notamment lorsqu’elle devient cri sur les guitares rageuses (Peaches). On est un peu moins convaincu par les chœurs du deuxième guitariste (Heavy Begs), mais les 4 musiciens se révèlent plutôt doués derrière leurs instruments. Leur blues-rock fait immédiatement mouche avec des compos joliment troussées, même si la structure des morceaux nous semble un poil répétitive sur la durée. Le format festival exige une setlist sans temps mort, ce qui nous prive du magnifique guitare-voix de Suburban Smell. Avec l’excellent Funeral Beds qui débute tout doucement à l’harmonica pour s’achever toutes guitares dehors, on comprend mieux la sortie d’A Flourish and a Spoil sur le label blues Fat Possum. Un apéritif sonore des plus savoureux.
Nous ne sommes pas les seuls à attendre fébrilement la prestation du fantasque Father John Misty. Ce double créé par Josh Tillman a fait évoluer la folk épurée de ses débuts en sublimes et chatoyantes compositions pop. Après la transition opérée sur Fear Fun en 2012, Josh a réussi un deuxième album d’une épatante luxuriance, I Love You, Honeybear. C’est d’ailleurs sur ce titre que le set débute, avec un gus qui en fait des tonnes dès son entrée sur scène : il attrape la caméra, monte sur la grosse caisse, annonçant la couleur d’entrée de jeu. Alors évacuons tout de suite ce qui a pu chiffonner certains spectateurs. Josh Tillman expliquait dans un entretien aux Inrocks l’origine de Father John Misty : « je suis finalement arrivé à ça, à ce nom ridicule qui permet toutes les fantaisies, y compris celle d’être sérieux ». On peut rester hermétique à cette démesure, mais quitte à en faire des caisses, autant surjouer intensément. Josh ponctue d’ailleurs habilement ce show par d’irrésistibles touches de second degré. Être capable de jouer avec une bulle de savon sans perdre le fil du touchant Bored in the USA (en piano-voix) démontre une maitrise certaine. Et puis le garçon peut se permettre toutes les fantaisies avec un bagage musical aussi dense. Il y a tout d’abord ce songwriting précis et inspiré, du flamboyant Château Lobby #4 au merveilleux When You’re Smiling and Astride Me et ses chœurs soul entêtants. Sa voix fait également des merveilles, pleine et puissante, avec des passages en voix de tête à vous coller des frissons. Sans oublier le backing band de luxe, condensé de musiciens tous plus talentueux les uns que les autres, qui ouvrent impeccablement la route pour leur frontman. Alors forcément, le set est millimétré à la seconde près, et ne laisse pas la moindre place à toute spontanéité : mais ce genre de show ne peut souffrir d’une quelconque approximation, ce qui nous offre un ballet parfaitement rodé d’incessants changements de guitares (mention spéciale pour ce roadie qui attrape au vol une guitare sèche lancé par Josh à travers la scène). Si l’exubérance de Father John Misty vous a laissé sur le bas-côté, nous vous invitons à aller jeter un coup d’œil sur ce moment de grâce capturé par la blogothèque.
A la Route du Rock hiver de 2009, suite à une prestation qui restera dans nos annales comme un grand moment de rock intense et tortueux, nous étions tombé follement amoureux du quatuor canadien Women. Sauf que deux superbes albums plus tard, l’aventure s’arrêtait tragiquement en 2011. Nous nous étions alors juré de suivre de près ce que les survivants allaient devenir. C’est donc peu dire que notre sang n’a fait qu’un tour quand nous avons appris que le bassiste/chanteur Matt Flegel et le batteur Mike Wallace avaient monté Viet Cong, une nouvelle formation avec deux guitaristes : Scott Munro et Daniel Christiansen. Un EP autoproduit très prometteur (Cassette en 2013) et un incroyable album de post punk aussi puissant qu’insaisissable (Viet Cong sorti chez Jagjaguwar, en janvier 2015) et le tour était joué, nous avions le groupe que nous attendions le plus de cette 25 édition de la Route du Rock.
Nous voyons donc monter la bande sur la scène des remparts avec au front la petite perle de sueur anxieuse de ceux qui craignent que leurs folles attentes volent en éclat. L’affreux doute va à peu près durer deux battements de cœur. Le set démarre l’électrifiant Throw It Away et ses irrésistibles arpèges de guitares voletant au dessus d’une rythmique fonçant tête baissée. Après ce gros coup d’adrénaline, les gars se permettent le luxe de ralentir le jeu avec le lancinant mais insidieux Unconscious Melody. Deux morceaux qui constituent le meilleur de leur premier EP, nous nous frottons les mains à l’idée que le meilleur reste donc à venir. Ce sera encore mieux que ça. Retour aux hostilités avec l’imparable tube post-punk Silhouettes suivi des riffs cristallins et tranchants comme des scalpels du tout aussi monstrueux Bunker Buster. La bande laisse exploser toute la puissance de la combinaison d’une section rythmique basse/batterie intraitable avec un incroyable duo de guitares kamikazes s’alliant ou s’affrontant tour à tour. Sans oublier qu’il faut ajouter à ça la superbe voix d’outre-tombe de Matt Flegel dont la grandiloquence éraillée achève de donner à l’ensemble une classe hors norme. En guise de bref interlude le monsieur souligne l’étrangeté qu’il y a à jouer en se regardant sur l’écran géant qui lui fait face. Il obtient même que les caméramen ne filment que le public ravi pour quelques instants. C’est sur un drone d’infrabasses crapouilleuses déchirées de percussions tribales que s’annonce March Of Progress. Étonnant morceau au cœur duquel émergent du chaos des chants à la Beach Boys moulinés à des rythmes indus suivis d’une fulgurante accélération transpercée de riffs limpides et carillonnants. Ce qui nous frappe alors, c’est l’incroyable diversité et la folle liberté de ce que le groupe a à offrir sur scène.
Suit l’imposant et désespérément mélancolique Continental Shelves d’où surgira un monumental pont de larsens. Après Thurston Moore le vendredi et Spectres la veille, c’est notre troisième dose de bruit blanc de l’édition et ce fut à chaque fois un pied intégral. Comme pour nous tous, tout ça doit s’achever par Death. Déjà formidablement ample sur disque le morceau prend des allures de cathédrales soniques totalement jouissives jusqu’au dernières dissonances.
Le courant « musiques alambiquées et bruitistes » de l’équipe tient son meilleur concert de l’édition (de l’année ?).
Après la dérouillée pleine de guet-apens soniques ou autres chausses-trappes mélodiques qu’on vient de se coltiner le sourire jusqu’aux oreilles, on craint que la transition avec le rock frontal et dégraissé jusqu’à l’os des Savages ne fasse faire le grand écart à nos lobes cérébraux. On a tout faux : le quatuor entame pied au plancher et dégomme nos craintes à coups de basse retorse et massive et de guitare bien vrillée dès le quasi inaugural Shut up. On se souvient que Savages étaient venues à la Route du Rock en 2012 mais également qu’elles ne nous avaient pas laissé un souvenir impérissable. Pourtant l’année suivante, après la sortie d’un premier Lp sur Matador Silence Yourself (2013) la bande des quatre menée par Gemma Thompson et Jehnny Beth avait sacrément gagné en épaisseur et nous avait plus qu’agréablement surpris avec un live particulièrement intense à l’Antipode, nous forçant à revoir humblement notre copie. Elles y avaient dompté le public rétif, à la seule force de leur travail acharné, après une année passée à fourbir leurs armes (sûrement aux forceps, d’ailleurs) dans des salles sombres, pas forcément toujours bienveillantes, concert après concert, lp après ep, nuit après nuit. Teigneuses à l’Antipode, la bande des quatre apparaît plus souriante sur la scène du Fort mais s’avère toute aussi prête à en découdre.
Et ce soir, c’est un quatuor à la solidité scénique avérée, voire gonflée aux amphétamines qui va passer le Fort par les armes. Dès les premiers titres (issus de leur premier album, mais également de leur futur lp à venir cet automne tel The Answer), les Miss imposent d’ores et déjà une section rythmique à réveiller banshees et esprits endormis dans une cave gothique enfumée. Batterie à la puissance massive et basse profonde et imperturbable se déchaînent (oui, l’intro de Shut Up !). Fay Milton martèle sa cymbale comme si elle voulait l’occire, prise d’une rage indicible, tandis qu’Ayse Hassan, les yeux toujours fermés, n’a rien oublié des basses obsédantes du post punk (Husbands, libératoire). A leurs côtés, Gemma Thompson décoche, descend tout en stridences le long des frettes, joue de lentes déflagrations ou d’accords striant l’air tendu et suspendu (Fuckers, grand) tandis que Jehnny Beth captive les regards par un jeu de scène intense et habité. La jeune femme mène une danse haletante et frénétique, chante a capella (l’intro d’I need something New), fait monter la tension et ne lâche rien, quitte à laisser ses escarpins sur la scène pour plonger au milieu d’un Fort chauffé à blanc (au grand dam de la sécurité). Les rangs devant la scène se compressent alors sérieusement pour un moment à l’intensité ravageuse, parfaitement orchestré par la frontwoman qui donne sans conteste de sa personne. Tout au long du set, les quatre mercenaires ne démordent pas une seconde et déroulent les titres laissant dans leur sillage, une traînée de poudre. Noire. Musicalement, entendons nous bien, toujours rien de nouveau sous le soleil (charbon), mais quelle maîtrise scénique gagnée. En dégraissant leurs morceaux du superflu, les Savages ont gagné en force de percussions pour aller à l’essentiel d’un rock frontal, bam dans ta face. Mais surtout : en quelques années, et c’est encore plus manifeste ce soir, les Savages se sont forgé une image. Un son. Une identité scénique.
On nous a prévenu : la conférence de presse de François Floret et Alban Coutoux pour tirer le bilan de cette vingt-cinquième édition ne durerait pas après 23h pour laisser le temps aux organisateurs de descendre jusqu’à la grande scène pour l’arrivée des Anglais les plus attendus de la soirée. Et effectivement un frisson d’excitation électrique parcourt la foule lorsque Ride entre en scène. Immensément attendu par une sacrée tripotée de fans (nos copains de Pop is on Fire en tête), le quatuor s’installe dans les cris. Andy Bell à la guitare à gauche, Mark Gardener et son chapeau à droite et, en fond de scène, le bassiste et le batteur. Pour notre part, bien que restant un tantinet circonspect sur le principe même de la reformation (d’autant plus sans nouveaux titres à l’appui), l’exemple de Slowdive l’an dernier (l’un des meilleurs concerts de la 24ème édition du festival) tend à nous faire espérer le meilleur pour le concert des quatre d’Oxford ce soir. Et ça commence plutôt bien puisque la bande des quatre entame le set par Leave them all behind, l’hymne introducteur de Going Blank Again (1992). La machine à madeleines est lancée : batterie et basse en intro précèdent l’arrivée des guitares brumeuses, grondant d’orages électriques larvés pour un bel équilibre trouvé entre noise et pop avec des chœurs à l’unisson sur des murs de guitares. Le son des guitares justement, se révèle particulièrement ciselé et les deux frontmen, qui se partagent le chant, assurent également avec des chœurs plutôt bien troussés (Polar Bear, Seagull, Chrome Waves notamment) -même si parfois flottants sur la justesse. De roulements sur les toms en scansions à la pédale wah wah sur la guitare d’Andy Bell, le long final de Seagull immerge ensuite le Fort dans ses méandres soniques. Las, on baille poliment. Est-ce parce que l’allure des actuels Ride contraste avec la mélancolie évanescente adolescente que la musique du groupe dégageait dans ses jeunes années (comme sur Chrome Waves ou Paralysed) ? Est-ce que la musique de Ride a pris un petit coup de vieux ? On n’en sait trop rien. On dodeline donc gentiment sur l’énergique Taste, et encore. On écoute quand même Vapour Trail d’une oreille, un poil intéressé. Autour, en revanche, beaucoup ont l’air de s’être laissé prendre par la vague et sur scène le quatuor semble éprouver autant de plaisir. On croise donc une palanquée de fans de la première heure ravis, mais aussi, on ne vous le cache pas, d’autres plus déçus. Nous on regrette surtout qu’à l’inverse exacte de Notwist qui revisitait son Neon Golden jeudi avec une classe belle à pleurer, Ride n’en reste qu’à l’interprétation de ses anciens titres, sans jamais bousculer le passé. Or les Allemands nous ont fait la démonstration trois soirs plus tôt qu’en réinterprétant, on pouvait non seulement aller plus loin que l’effet madeleine mais aussi offrir de passionnants éclairages sur d’anciens titres restés pertinents. Tant pis pour nous.
Nous avons eu la chance de croiser Dan Deacon au cours de l’après-midi. Arborant avec une décontraction déconcertante un ciré rouge éclatant acheté dans une station service du coin, le bonhomme de Baltimore nous a confirmé qu’il avait un aussi bon souvenir que nous de sa prestation de 2011 sur la minuscule estrade tenant lieu de scène des remparts à l’époque. Il nous avait annoncé que, comme il en a maintenant l’habitude, qu’il jouerait en compagnie du batteur Jeremy Hyman. Il avait aussi affirmé que sa présence lui donnait encore plus de liberté pour pouvoir se lâcher. Il ne nous avait pas baratiné.
Nous retrouvons donc le monsieur sur la grande scène derrière son formidable bordel électronique bardé de fils bariolés et bien accompagné côté cour d’un batteur taillé à la serpe qui va vite démontrer toute sa puissance de feu. La crainte que la distance avec le public n’atténue les effets de la tornade se dissipe rapidement. Dans un flot de paroles joyeusement délirants, le monsieur prend la foule avec sa maestria habituelle. Entre deux rafales de beats acidulés et electrifiants ponctuées des hurlements cartoonesques, il arrive avec une facilité stupéfiante à, tel un facétieux Moïse, scinder la foule en deux ou introniser des chorégraphes entrainant le public dans de folles gesticulations. Le plus fort, c’est que les trois quart des gens ne comprennent sans doute pas grand chose à ce qu’il raconte. Le fort entre donc dans une folle et joyeuse éruption où tout le monde fait totalement n’importe quoi avec une conviction remarquable. Jeremy Hyman martèle ses futs avec une puissance et une résistance assez estomaquantes. En effet, à l’exception d’un pétillant Feel The Lightning où le duo ralentit (un poil) le tempo, le reste du set se déroule à pleine vitesse avec notamment un monstrueux final dont on se demande comment le batteur peut sortir vivant.
Succéder à l’incroyable set de Dan Deacon n’est pas chose aisée : on a juste la sensation que The Juan MacLean n’a même pas essayé. Le concert débute avec deux claviéristes aux sonorités kitchissimes entourant un batteur au jeu stéréotypé à l’excès. La présence des micros nous fait frémir d’inquiétude, à juste titre : quand la chanteuse débarque sur scène un peu plus tard, elle nous offre un chant désespérément plat, accompagnée par des chœurs boursouflés. Leur présupposée disco dance semble plutôt lorgner du côté de la pire eurodance des années 90. Ça nous laisse de marbre et nous agace même copieusement : on ne pensait pas assister un jour à une utilisation aussi ridicule du theremin, avec des sons aussi faiblards que peu inventifs. Le plus triste, c’est que cet objet musical non identifié est joué avec un sérieux désarmant. Il faut tout de même leur reconnaitre une qualité, celle de nous avoir permis de déguster notre traditionnelle crêpe sucre de fin de festival.
Grâce à la puissance de la crêpe beurre sucre (et aussi d’une très chouette soirée), nous trouvons l’énergie de rester pour voir Jungle. Ce duo de jeunes producteurs londoniens en studio, transformé en collectif de 7 membres pour les prestations live mêle ensemble rythmiques funky, groove des machines, soul et électronique avec une belle efficacité. Ça groove méchamment plus que leurs prédécesseurs. Pourtant malgré de très belles voix, on sent que, passés les tubes, les compos manquent méchamment de mordant et tournent un peu à vide. Dommage, on aurait aimé pousser nos corps dans leurs derniers retranchements mais nous jetons l’éponge sans regret à mi chemin du set.
La variété aura donc payé ce soir et, malgré les grands écarts musicaux successifs, nous quittons le fort avec le sentiment d’avoir assisté à la très belle conclusion d’une édition décidément de haute volée malgré l’étrange mélange de catastrophes et de coups de bol miraculeux qui l’aura engendrée. Le traditionnel bilan complet de cette édition arrive bien sûr très vite.
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La Route du Rock Collection Eté 2015 du jeudi 13 août au dimanche 16 août.
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