Exit les longues files d’attente devant les stands de jetons de la veille : ce vendredi soir, le Fort est moins rempli. Et si tout un chacun trouvera quand même son compte sur tel ou tel concert, l’homogénéité de la soirée de la veille ne sera pas la même ce vendredi. Les avis seront bien plus divisés, voire opposés. On pourrait dire que la mayonnaise, qui a fait de la soirée de la veille une réussite, a du mal à prendre ce deuxième soir. On ne sait pas trop pourquoi, pas vraiment comment. Et pourtant, on y a passé de bons moments. Compte-rendu.
On arrive en courant pour manquer le moins possible du concert de Jackson Scott. On avait eu le coup de cœur à l’écoute de quelques titres glanés ça et là du premier album (Melbourne, autoproduit – sortie en France en septembre sur Fat Possum) et on attendait, un peu inquiet, de voir si le gamin de Caroline du Nord (20 ans à peine) allait dézinguer ou confirmer nos espoirs. On ne manque que le premier morceau et on arrive pile poil pour notre titre préféré du bambin, This Awful Sound, parfaitement exécuté par trois mouflets décomplexés qui pourraient être vos petits frères tout juste sortis de l’adolescence : Jackson Scott au centre, stratocaster bleue et cheveux qui n’ont pas vu un peigne et un coiffeur depuis longtemps, bassiste joufflu à la jazz bass turquoise à droite et batteur aux mèches blondes et bouclées devant le visage sur la gauche.
Les bourricots ont beau être nés de la dernière pluie, ils assurent. Une guitare claire, derrière laquelle basse et batterie soulignent juste ce qu’il faut les mélodies, des fins de morceaux parfois le pied sur la pédale de disto, le tout martelé par la grosse caisse. Tout ça rappelle déjà les pérégrinations lo-fi d’un Bradford Cox (Deerhunter, Atlas Sound), ce qui est loin de nous déplaire. Avec aussi quelques fulgurances mélodiques enrobées de nonchalance à la Pixies/Breeders, sans oublier une petite incartade du côté d’Interstellar Overdrive sur le premier Pink Floyd [NDLR : merci Noé B!]. Alors certes, le set manque un peu de relief sur la longueur. Mais on s’en contrefout le coquillard. Avec ce qu’il faut de légères dissonances et de parties bancales pour nous emporter totalement, Jackson Scott se révèle prince du mid-tempo et de la chanson mélancolique teenage. Un peu crade, un peu tremblante, un peu lo-fi. Le gamin sait déjà que trois arpèges clairs pervertis par un léger coup de trémolo (la petite manette sur le corps de la guitare qu’on actionne pour faire varier la hauteur des notes) sont mille fois plus efficaces pour l’émotion que toutes les poses blasées (une pensée pour Iceage) des apprentis rockers. Jackson Scott sait écrire des chansons. Et des bonnes. Le public ne s’y trompe pas et acclame la candeur juvénile des trois gamins pour un rappel mené le pied au plancher.
Quand le quatuor de Brooklyn, Woods, débarque sur scène, guitare sèche en bandoulière et harmonica apparent, ça respire le folk qui sied si bien aux fins d’après-midi sur le Fort Saint Père. Mais les apparences peuvent être trompeuses. Tout d’abord parce que les mélodies se révèlent être beaucoup plus pop sur les premiers titres, tendance californienne. Ça débute en douceur avec Pushing Onlys et Suffering Season : la voix de tête du guitariste-chanteur Jeremy Earl survole les compos avec beaucoup d’élégance et de classe. Mais on s’éloigne encore un peu plus des rivages folk lorsqu’Earl troque sa guitare sèche contre une électrique sur Bend Beyond. Le set prend alors un virage nettement plus rock avec de longues plages instrumentales, et ce qu’il faut d’improvisation. A ce petit jeu, le guitariste Jeremy Earl excelle mais sans esbrouffe. Et Jarvis Taveniere et son étrange guitare à 12 cordes (une mandoline ?), exploite toutes les possibilités de l’instrument : une sonorité cristalline qu’il remodèle avec une sélection d’effets des plus surprenants. Un set qui est finalement représentatif de la pléthorique discographie des New-Yorkais, avec une bonne dose de malice dans la composition d’un set tout en progressivité, taillé pour un festival. Une très belle découverte en concert, que vous pouvez retrouver sur Arte Live Web.
C’est ensuite au tour des Danois d’Efterklang de jouer sur la grande scène du Fort. On comprendra aisément que beaucoup ne s’y retrouvent pas dans la préciosité et un certain kitsch assumé par le groupe, et que certains se sentent même agressés par tant de sucre. Et après tout, cela s’entend, c’est d’abord une question de goût. Mais pour notre part, on a toujours eu une affection particulière pour ces garçons un peu à part qui portent un gilet de laine, quitte à ce qu’ils le troquent ce soir contre un costume blanc improbable (nœud papillon et pochette rouge en sus). On est d’une part, complètement dingue des disques d’Efterklang comme on l’a déjà expliqué par ici, d’autre part, on se sent complètement désarmé par la classe et le charisme pas ostentatoire pour un sou de Casper Clausen tout comme par le sourire vissé aux lèvres de tous les musiciens qui partagent avec le public sans compter.
Le groupe (entendez les trois membres fondateurs Casper Clausen au chant, Rasmus Stolberg, chemise rayée et moustache toujours souriant à la basse, Mads Brauer caché derrière sa barbe et ses machines accompagné de Martyn Heyne -piano, guitare, voix-, un batteur et Katinka Fogh Vindelev, en rouge transparent -on croit ? aux claviers et au chant) entame son set par le titre d’ouverture de son dernier album Hollow Mountain (Piramida, 2012). Et déjà, on se prend les harmonies à trois voix direct dans le cœur, d’autant que Casper Clausen sourit au public d’une façon totalement désarmante, avec la classe d’un Bryan Ferry, la douceur en plus. C’est sans compter sur I was playing drums qui suit, dont la mélodie arrache-coeur nous fait dresser tous les poils sur le corps, avec un pont quasi a cappella de Casper Clausen qui fait tomber un silence magique dans le Fort. Step aside (sur Tripper) et ses cliquetis électro à la Kid A (Mads Brauer est démentiel !) nous filent des frissons et sur le refrain, on finit de se liquéfier. Casper Clausen se retire sur le bord de la scène, son verre à la main, désespérément classe et salue le public avec moult sourires irrésistibles de douceur. Les arrangements de chaque titre sont à couper le souffle de classe et de finesse. Frieda found a friend n’améliore en rien notre état et les trois voix (si on a du mal avec les chorégraphies de la chanteuse, son placement vocal nous laisse en revanche bouche bée, on l’imagine tout aussi à l’aise sur l’Air des Oiseaux des Contes D’Hoffman, par exemple) s’y entremêlent atteignant des hauteurs aériennes insoupçonnées avant un final plus bruitiste. Sur Modern Drift, le public frappe des mains en cœur, avant un duo d’onomatopées à deux voix entre Casper Clausen et la chanteuse.
La nuit est tombée et le groupe danois continue de régaler le public par sa générosité impressionnante, avec quelques facéties en sus (Casper Clausen jette en riant son saladier-percussion sur le batteur qui était en train de se moquer de lui, hilare) dont l’Efterpost (à tous leurs concerts, les Efterklang demandent au public de mettre dans une boîte objets et messages pour le public du concert suivant) avec des messages venus de Vendôme pour les festivaliers de la Route du Rock. La boîte circule dans les rangs et finit pleine d’objets et de messages hétéroclites pour le public suisse du prochain show. Pendant ce temps, Black Summer (Piramida) accompagne les premières gouttes de pluie. Un solo de guitare en trop n’entame en rien notre émerveillement, Ghost jouant même davantage sur les dissonances (baguette frottée contre les cordes de la guitare). Le groupe finit en rappel en expliquant le principe de composition de Piramida (toujours aussi fascinés par les possibilités données par le travail sur le son, ils sont allés au Spitzberg, une île à mi-chemin entre le Pôle Nord et la Norvège, dans l’ancienne cité minière soviétique abandonnée Piramida afin d’y enregistrer des fields recordings qui ont servi de base à la composition de l’album) avec la diffusion des images du documentaire The Ghost Piramida (voir explications là) sur un Monument magistral (on le répète, Mads Brauer, tout caché qu’il est derrière sa barbe et ses machines, fait un boulot complètement délirant), grande chanson mélancolique toute en retenue. Le crachin breton éclairé par les lumières de la scène devant ces images d’arctique rend le moment encore plus magique. Le groupe salue, bras dessous-bras dessus, s’inclinant devant un public en grande partie conquis. Alors bien sûr, on aurait préféré les voir dans un contexte plus intimiste (leur concert à l’Antipode en 2009 était encore plus magique) et même, rêvons un peu, avec les orchestres symphoniques qui les ont accompagnés sur la sortie de Piramida : on est sûr que le groupe y aurait gagné en relief. Mais quelles compos, tout de même.
A voir une nouvelle fois sur Arte Live Web.
Ce qu’on avait déjà pressenti et expérimenté la veille se confirme malheureusement encore une fois aujourd’hui. La petite scène des remparts devient World War Z dès qu’il est plus tard dans la soirée et que tout le public massé devant la grande scène espère logiquement aller y écouter le concert suivant. Le goulot d’étranglement qui y mène, labouré par des courants contraires, devient très vite impraticable et l’espace devant la scène se révèle inaccessible, tant la foule y est compactée. Coincé derrière la petite tour de la régie son (oui, c’est ballot), on ne verra des Allah-Las qu’un chapeau et des maracas. Et encore. On abandonne donc la partie en laissant les quatre Californiens aligner leurs vignettes pop west coast aux guitares surf et garage devant un public comprimé à l’extrême. Difficile donc, pour le coup, de juger de leur prestation aux forts accents rétro (Nick Waterhouse a produit leur premier album).
Godspeed You ! Black Emperor par Mr B.
Dans une atmosphère moins fébrile qu’avant Nick Cave mais tout de même assez électrique Godspeed You ! Black Emperor arrive alors sur scène. Malgré le hiatus d’une dizaine d’année, rien n’a vraiment changé. Ils sont toujours 9 (2 guitaristes, 2 bassistes, 2 violonistes, 2 batteurs et 1 gars qui passent des vidéos grisâtres déprimantes). Ils jouent toujours dans la pénombre, en cercle et dos au public.
La musique non plus, n’a pas changé. Elle est toujours aussi paradoxale : à la fois fragile et furieuse, lancinante et foudroyante, pesante et délicate, précieuse et profane, sombre et lumineuse…
Le set s’ouvre sur un long bourdonnement dissonant et menaçant, finalement interrompu par la sublime ritournelle concassée d’un violoncelle déchirant et suivi par un déchaînement rock à la lourdeur orageuse. La suite consistera en 4 ou 5 longues plages sonores où l’on peut prendre le temps de s’asseoir pour broder amoureusement des larsens, où les violons voyagent parfois vers l’orient, où les guitares peuvent s’égarer dans le désert. On laissera aux spécialistes le soin d’éplucher la setlist mais il nous a surtout semblé qu’elle faisait la part belle au dernier album (avec un magnifique «World police and friendly fire» sur fond de vidéo de brasiers pour conclure la chose.)
Même si on sent bien que le dispositif scénique n’est pas vraiment l’idéal pour la chose, le groupe livre un concert généreux, d’1 heure et demie, qui aura suscité des réactions radicalement différentes. Certains dansent ou voient Dieu, d’autres s’emmerdent copieusement… et d’autres enfin, savourent avec un plaisir immense une expérience musicale intense, collective et intime, qui vous fait délicieusement passer par tous vos états.
Après les lentes montées de Godspeed, les festivaliers ont besoin de se dégourdir les jambes et d’oublier les premiers signes de fatigue. Ça tombe bien, ce sont les Zombie Zombie qui enchainent. Ce sont d’ailleurs un peu des retrouvailles puisque les deux compères sont déjà venus au festival, Etienne Jaumet en solo et Cosmic Neman avec les Herman Düne. Sur scène ce soir, ils sont accompagnés d’un deuxième batteur qui va encore densifier les structures rythmiques et augmenter la puissance de feu du duo. Cosmic Neman entame le set de sa voix lointaine gonflée de réverb avant de commencer à jouer des baguettes, tandis qu’Etienne Jaumet avec son improbable t-shirt (une énorme tête de mort à côté d’un palmier fluo) joue du gong cosmique derrière ses synthés analogiques. En quelques secondes, la triplette réussit à insuffler un groove insidieux à ses répétitions métronomiques. Les petites bizarreries soniques aussi goguenardes que précieuses balancées par Etienne Jaumet propulsent chaque morceau dans des galaxies mystérieuses. On se laisse hypnotiser par un trio de souffles et de voix vocodées, dialogue extra-terrestre sous acides, parfois transformés en cris de singe (ou de chien ?) de l’outre espace réalisés par Cosmic Neman le micro enfoncé dans la bouche.
L’asphalte spatiale déroulée à la Kraftwerk mélangée de dégoulinades à la John Carpenter des Zombie Zombie est particulièrement efficace. On exulte sur chaque break barré d’Illuminations, tant le kraut groovy des Zombie Zombie est irrésistible. D’autant que les montées de plus en plus pêchues, menées jusqu’à friser l’épuisement par Cosmic Neman (applaudi par son camarade Jaumet, admiratif), vous catapultent le dancefloor sens dessus dessous. Mais c’est la basse de Rocket #9 qui finira de nous laminer les gambettes par son efficacité redoutable. Etienne Jaumet au saxo pour un solo lunaire en plusieurs temps, mené sur un tom basse four on the floor, nous emmène dans son sillage telle une cohorte d’astéroïdes dansants désaxés et barjots. Sur le dernier titre, les deux batteurs se dressent face à face pour une chorégraphie bissée de baguettes hallucinées. Le morceau finit, tronqué, le groupe étant prié d’arrêter à l’heure. Beaucoup auraient pourtant volontiers continué à danser sur les longues étirées hallucinées du trio.
Le Fort résonne pourtant déjà des guitares, toute furie dehors, des Bass Drum of Death sur la grande scène. Trio deux guitares/batterie, les gars du Mississipi ont des mélodies débraillées qui fleurent davantage les contrées californiennes (de très loin, Ty Segall, Thee oh Sees) que les sombres marécages du Mississipi dont ils sont issus. Et si la scène paraît bien grande pour les trois jeunots (eux aussi n’ont pas l’air bien vieux), ils n’en ont cure et balancent le bois comme si le fuzz venait d’être inventé. Les riffs se succèdent à vitesse supersonique, et malgré un difficile changement de guitare pour l’un des deux (bandoulière qui joue les rebelles, emmêlage de fil dans la chemise), les gamins enchainent pied au plancher.
Les amateurs de pogo peuvent s’en donner à corps joie sur leurs morceaux crassoux qui ne durent jamais plus de trois minutes trente trois. Leur rock garage qui refoule du goulot fait le boulot et le Fort danse pour une grande partie, guidé par les coups de boutoir d’un batteur qui tabasse. Le chanteur salue d’ailleurs le public, impressionné que le crowdsurfing le plus débridé se manifeste même sur les morceaux plus calmes. Alors certes, le groupe n’invente rien et ne soutient bien sûr peut-être pas la comparaison avec des Ty Segall, Mikal Cronin ou les immenses Thee Oh Sees vus à l’Antipode à quelques mois d’intervalle cette année, mais a le mérite tenir la scène et de faire s’ébattre le Fort par sa débauche de rock’n roll fuzzé.
Le riff nirvanesque de No Demons (?), des dialogues entre les guitares plutôt bien troussés et quelques chansons punchy à refrain à tue-tête qui sortent du lot plus tard, les Bass Drum of Death achèvent leur set à 200 à l’heure devant une foule aux bras levés. A retrouver sur Arte Live Web.
Il reste une très grosse demi heure à attendre avant que la prestation des TNGHT (prononcez Tonight) commence. Hudson Mohawke et son comparse beatmaker Lunice -déjà vus par ici aux TransMusicales- doivent nous amener jusqu’aux dernières heures de la nuit et promettent de mettre le feu au Fort avec leurs infrabasses vrillées et malades, leur son lourd et massif ne faisant pas dans le sentiment et écrasant le dancefloor sous des coups de massue à la toxicité évidente. Mais au vu des limites de l’exténuement atteintes par une partie de l’équipe, on jette l’éponge et on regagne nos pénates le corps douloureux. On est désolé pour TNGHT mais notre corps se répand en remerciements éternels. D’autant qu’on remet ça demain !
Photos : Solène, Mr. B
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