L’équipe du festival Maintenant attendait avec une impatience non feinte Conference of Trees, la performance que Pantha du Prince et ses acolytes sylvestres présentaient au TNB mercredi 9 octobre. La grande salle du théâtre, pleine comme un œuf, semblant confirmer que l’attente était sacrément partagée. On vous raconte.
On n’a pas vraiment de recul avec le producteur allemand Hendrick Weber, aka Pantha du Prince, dont on suit chaque sortie discographique avec un plaisir toujours renouvelé depuis ses tout débuts sur le label de Lawrence, Dial. Depuis, donc, les sorties de Diamond Daze (Dial, 2004) et This Bliss (Dial, 2007), merveilles d’électro house cristalline et de techno ambient irrisée. Toujours, ensuite, avec le tout aussi excellent Black Noise sortant cette fois-ci de façon plutôt inattendue chez les Anglais de Rough Trade. Avec ce troisième long format enregistré dans les Alpes suisses, Pantha du Prince s’est inspiré du bruit noir, ce son imperceptible pour l’oreille humaine, qui résonne juste avant les catastrophes naturelles (tsunami, tremblement de terre…) et de l’angoisse qui en découle. C’est d’ailleurs près des ruines d’un village englouti il y a deux cents ans par un glissement de terrain qu’Hendrick Weber a mis en forme ce troisième album si l’on en croit la légende. D’une cohérence et d’une richesse majestueuse, ce diamant brut mélange sons organiques enregistrés dans la nature et textures synthétiques modulées avec un talent d’orfèvre (avec Panda Bear d’Animal Collective le temps d’un envoûtant et imparable Stick to my side). On a ensuite retrouvé Pantha du Prince pour une collaboration expérimentale sur Elements Of Light (Rough Trade, 2013), étonnant album réalisé avec le collectif de percussionnistes fondus de cloches et de tout ce qui tinte The Bell Laboratory, avant un retour en trio en 2016 (avec son vieil ami Scott Mou et le batteur et compositeur norvégien Bendik Hovik Kjeldsberg) pour former Pantha du Prince feat The Triad, collectif à l’univers visuel psychédélique minimaliste et dont l’électronique shoegaze aux voix vaporeuses mixées en arrière fond était toujours autant destinée au dancefloor qu’à l’écoute solitaire.
Pour Maintenant, Pantha du Prince vient présenter une nouvelle création, une performance pluridisciplinaire mêlant musique, arts visuels et costumes assez déments. Intitulée Conference of Trees, en référence à l’un des poèmes masnavis les plus connus de l’œuvre de Farid al-Din Attar (12ème siècle), celle-ci a également été inspirée par la lecture de La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben et le rapport ténu qu’Hendrick Weber entretient depuis longtemps avec les arbres et la forêt. On se souvient d’ailleurs qu’à la sortie de Black Noise, celui-ci comparaît le club à une forêt pour citadins, comme une forme de rituel où l’on partait en expédition, parfois avec un peu de crainte, mais toujours avec cette beauté de se sentir plongé au cœur d’un organisme vivant.
Sur la scène du TNB c’est visuellement très beau, des grands fils luminescents descendent du plafond, telles de fines lianes électriques, tandis qu’une grande toile, ouverte comme un livre au-dessus des instruments sert d’écran pour projeter des images de forêts, de feuillages qu’on devine bruissants, que la lumière pénètre partiellement. Au centre de la scène, une immense table recouverte de linteaux de bois, de pierres de différentes formes (on devine plus qu’on ne voit). De chaque côté des vibraphones, une guitare acoustique couchée, une batterie à jouer debout, des gongs en métal et tout un hétéroclite assemblage d’instruments (tubes transparents et autres) dont on ne sait trop ce qu’ils sont. Derrière, on distingue tout de même un clavier droit , deux violoncelles, une table sur laquelle sont posées les machines d’Hendrik Weber et un étrange carillon a priori fait maison dont les « cloches » plates reflètent les lumières. Car avec Conference of Trees, Pantha du Prince entend, du moins l’espère-t-il, à la fois représenter la complexité du langage des arbres et sensibiliser à la préservation des forêts. Pour cela, lui et ses comparses (Håkon Stene et Bendik Hovik Kjeldsberg -déjà avec The Bell Laboratory-, Manuel Chittka -Messer- et Friedrich Paravicini) utilisent des sonorités acoustiques, des instruments organiques, certains issus du folklore traditionnel, d’autres qu’ils ont fabriqué de toutes pièces à partir de morceaux de bois récupérés dans une ancienne usine. Chaque arbre a une essence, un son différent, explique le musicien-menuisier, et sur scène, il s’agit de donner à entendre les différents types de communication des arbres, leurs interactions (on vous renvoie à Wohlleben).
Les quatre lutins sylvestres entrent progressivement en scène précédant l’arrivée de Pantha du Prince. Vestes de feuillages et d’herbes, magnifiques masques sur les visages, la troupe commence par nous plonger au cœur de sonorités organiques, comme une forêt qui s’éveille. L’archet glisse lentement sur les cordes du violoncelle, et Pantha du Prince, également dissimulé sous un magnifique masque poilu s’installe à son tour en fond de scène. Les masques et les costumes, a priori inspirés par les recherches d’une amie roumaine sur les masques traditionnels, incarnent les arbres sur scène sous formes d’esprits, voire de fantômes pour un résultat des plus étonnants. Poilus, touffus parfois surmontés de cornes, munis d’immenses nez colorés et d’expressions totalement irrésistibles, ces masques sont pourtant très rapidement ôtés. Si l’on comprend aisément que les cinq musiciens ne peuvent jouer longtemps avec ça sur le caillou (c’est un poil étouffant et pas des masses pratique), on aurait aimé qu’ils les mettent davantage en avant, par exemple en les posant de manière à ce qu’on continue à les voir à côté d’eux durant le reste de la performance. Le travail sur ceux-ci est tellement impressionnant qu’il est frustrant de n’en profiter que quelques minutes. Musicalement en revanche, l’intensité monte progressivement. Les plaques du carillon résonnent tandis que l’archet frotte lentement les cordes du violoncelle et que celles de la guitare acoustique entrent également en vibration. Les notes d’abord ténues, plongent progressivement l’oreille dans une douceur très onirique, une ambiance ouatée que les carillons enchantent encore davantage. Et puis petit à petit les choses s’emballent, voyant progressivement les musiciens se dévêtir d’abords de leurs oripeaux poilus pour se retrouver en kimono étranges, habillés de fragments de miroirs qui reflètent furtivement les lumières de la scène sur les spectateur.rice.s, comme le feuillage des forêts cachant ou révélant le soleil en fonction de la brise.
Trois d’entre eux se retrouvent devant l’immense table centrale et déclenchent alors une cavalcade rythmique assez inouïe, frappant les linteaux de bois avec des sortes de baguettes épaisses en bois elles aussi, pour en révéler les différentes sonorités, tapant les pierres diverses avec la même virtuosité tourbillonnante. Ça cogne, ça rebondit, ça révèle les timbres, les voix des matières organiques, le chant des pierres et celui du bois. Ça part en tous sens dans les oreilles, mais c’est en même temps limpide, comme si on se trouvait plongé au cœur d’un dialogue sylvestre. Ajoutés aux sonorités boisées, des sons de pierre et de métal cristallins aux hautes et basses fréquences transcrivent l’immatériel en vibrations audibles et parfois visibles, permettant en même temps de se reconnecter avec la matière, mais aussi d’atteindre l’intangible. Des ralentissements, des emballements, le set soigne ses reliefs et la salle se laisse gagner. Les musiciens, hormis Pantha du Prince, changent d’instruments constamment, se déplacent, passent du kimono à la chemise, d’un tambour aux toms de la batterie, des pierres au vibraphone, échangent baguettes contre mailloches et font feu de tout bois, si on peut dire. L’équilibre trouvé avec les sonorités électroniques est assez épatant : organique et électronique s’épaississent l’un l’autre, gagnent encore davantage à se mêler. Des beats profonds répondent aux cavalcades sur les linteaux, s’illuminent de tintements métalliques et des résonances des pierres. Cette première partie, finalement peu mélodique, se révèle assez fascinante.
Du moins jusqu’à ce qu’Hendrick Weber prenne le micro pour chanter. Il a d’abord la très mauvaise idée de lancer un Bonsoir Rennes qui nous extrait manu militari des forêts boisées où l’on était plongé jusqu’alors. Tout hébété on a du mal à vivre autrement qu’en le subissant le chant (faux) du musicien. On n’avait déjà pas été très convaincu par les morceaux chantés de The Triad, mais là on a l’oreille totalement rétive. Ce qui a pour effet malheureux de nous faire complètement quitter le sous-bois et ses merveilles intangibles. On peine de longues minutes avant de parvenir à rentrer à nouveau dans le set. Il faut dire que la gestuelle de Pantha du Prince manque parfois de raccords avec la performance. Emballé par son élan, il quitte le personnage dont il portait le masque pour redevenir le producteur des nuits techno. Alors peut-être est-ce parce qu’il est sur une scène de théâtre qu’on le vit de cette manière ? On ne lui en veut pas, mais force est de reconnaître que la cohérence de projet présenté y perd. Et que tant qu’a y être, on aurait aimé que tous les fils tirés (les costumes, les masques, le visuel, etc) le soient jusqu’au bout et que toutes les idées (souvent excellentes) aient été autant creusées que l’ont été la composition et l’interprétation musicale. C’est loin d’être épars. Mais avec juste un petit peu plus, la cohésion de l’ensemble pourrait porter encore plus loin.
On finit cependant par se raccrocher aux branches (ah, ah, on est drôle) grâce à de plus anciens titres qu’on connaît par cœur et qui en live prennent de merveilleuses directions. On en vient même à regretter d’être assis, tant les rythmiques et la construction des morceaux se révèlent imparables. C’est à la fois ample et chaleureux, souvent hyper mélodique, et on apprécie la richesse des arrangements live à pleines oreilles. D’autant que les cinq garçons savent jouer tout autant de moments calmes et feutrés (superbe final avant le rappel) que de montées persuasives. La salle est en grande partie conquise si l’on en croit les cris qui saluent la fin de la performance. Désormais en t-shirt déclinés en différentes couleurs, le quintet salue et revient pour un rappel tout aussi convaincant. Comme quoi même au cœur du béton du TNB, on peut entendre bruisser la forêt.
Un immense et chaleureux merci comme toujours à l’homme derrière l’objectif : Gwendal Le Flem
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