On aime que les propositions de Maintenant aient parfois lieu dans des endroits plus ou moins incongrus et surprenants. Ce samedi 5 octobre, c’est ainsi au 4ème étage du gymnase Jean Prouff niché dans les hauteurs de la cité internationale Paul Ricoeur, que le festival nous convie pour sa première Expérience. Dans la foisonnante (et captivante) programmation du festival Maintenant on retrouve en effet chaque année une passionnante série de propositions particulièrement singulières, les bien nommées Expériences. Consacrées à la découverte de formes expérimentales aussi inattendues qu’inouïes, ces expériences nous emmènent dans de délicieuses explorations de territoires sonores atypiques, parfois déconcertants, mais toujours excitants pour les oreilles, les méninges et le cœur.
Ce samedi soir, un peu avant 19h, on commence donc par enlever nos chaussures aux vestiaires (il fallait avoir bien choisi ses chaussettes ce matin) avant d’entrer sur le parquet lustré de la grande salle qui surplombe l’esplanade Charles de Gaulle. Au sol, 100 claviers (et bientôt autant de spectateur.rice.s) sont disposés en cercle, entourant une lampe de chevet pour le moment éteinte. 100 toy-claviers et autres synthés cheaps, parfois chinés jusque dans les poubelles, qui allient couleurs vives, noirs plastiques, potards colorés et hauts parleurs verts, rouges ou jaunes éclatants (voire même en tête de chenille). La disposition circulaire et cet alliage incongru d’instruments flatte l’œil et le rendu sur les lattes de bois brillant renforce encore la singularité de l’installation. Derrière les vitres, le soleil se glisse entre les nuages et chacun s’assoit à sa guise, qui au sol, qui sur les rares bancs disponibles. D’un côté une immense glace agrandit encore la salle, de l’autre les grandes vitres font entrer le ciel parsemé de nuages qui laissent encore passer les reflets dorés du soleil lorsque l’artiste Asuna commence sa performance à mi-chemin entre les musiques expérimentales et l’art contemporain.
Encore engoncé dans une tonne de vêtements, il enlève un premier sweat-shirt, attrape une poignée de bâtonnets en bois et se lance dans un étrange et fascinant ballet : en chaussures légères, il se glisse entre les claviers, va de l’un à l’autre, s’accroupit, se relève, s’approche d’un nouveau, écoute, repart quelques claviers plus loin, s’accroupit à nouveau. Asuna Arashi joue en effet seul de tous ses synthétiseurs : pour cela il bloque les touches de chacun avec des bâtons d’esquimaux glacés (ou les bâtonnets que le médecin vous colle dans la gorge pour faire « ah », à vous de choisir), les plantant entre deux touches, les couchant ici et là pour garder des accords plaqués. Il écoute, cherche une note, en choisit une nouvelle, s’approche d’un nouveau clavier. Le son d’abord très ténu, devient de plus en plus perceptible, varie très légèrement, se gonfle doucement de nouvelles notes pour parvenir très lentement à créer une étonnante symphonie électronique expérimentale, où les fréquences interfèrent progressivement entre elles et où le son devient progressivement (mais alors vraiment progressivement) de plus en plus intense.
En partie à l’instar des orchestres pour 100 guitares de Rhys Chatham, l’artiste japonais (qui a également inventé un concert pour 100 jouets) joue sur la répétition de sonorités qui progressivement s’imbriquent pour former d’étranges drones, et créent de nouvelles notes (comme dans le baroque ou deux instruments jouent une note différente pour en faire naître une troisième). Le choix d’instruments jouets, dont les sonorités se révèlent un tantinet instables et sont par essence très légèrement altérées, crée ce qu’on appelle un effet moiré pattern, une sorte d’interférence qui s’entend lorsque deux instruments similaires jouent la même chose avec une tonalité très légèrement différente. C’est cette variété d’ondulations sonores, de densités que travaille le musicien. Si d’aucuns d’entre nos voisins se sentent l’oreille rapidement rétive aux sonorités des toy-claviers ou ne se révèlent pas totalement disponibles pour se laisser gagner par le minimalisme de la performance, on doit avouer que pour notre part, la magie opère. C’est très lancinant, très lent. D’abord à peine perceptibles (on croit même un moment que les bruissements des vêtements des spectateurs, leurs gestes pourtant retenus, vont couvrir la délicate masse sonore qui nait doucement), les immensément fines variations sonores s’immiscent progressivement dans nos conduits auditifs. Il ne se passe quasiment rien et c’est pourtant déjà tout. Les variations, extrêmement ténues, deviennent événement sonore. Dehors, le mouvement à notre hauteur d’un fascinant vol d’étourneaux entre en résonance avec la masse sonore sur laquelle on se laisse porter comme les oiseaux glissent sur l’air.
Autour les corps se détendent. S’immergent. S’abandonnent au moment. Asuna, en le rendant sensible, étire le temps. Et le donne. Certains s’allongent la tête vers le ciel, d’autres se calent contre les miroirs, les vitres, un petit loup à côté de nous glisse sur le ventre avec son doudou. Un minot fait des glissés en crabe les fesses sur le parquet en tournant inlassablement autour des claviers. Certains se déplacent (en début de performance, l’artiste nous a invité.e.s à le faire, expliquant que les sonorités seraient plus riches en variant nos positions d’écoute), d’autres restent immobiles.
Jouant sur la spatialisation sonore et visuelle de sa performance (la disposition circulaire des claviers autour de la lampe allumée), qui permet encore davantage l’entrée en résonance des différents sons, Asuna invite chacun.e à s’immerger pour sentir quasiment physiquement la matérialité des masses sonores qu’il crée. Physiquement, à le voir s’éponger le visage à plusieurs reprises, c’est une performance si l’on en juge par les couches de vêtements dont l’artiste s’allège au fur et à mesure, ôtant deux pulls puis une chemise pour finir en t-shirt. Il faut dire que ce ballet incessant entre les claviers, tantôt debout, accroupi, debout, accroupi, est aussi intense que les variations sonores sont ténues.
On atteint alors une sorte de climax : sans qu’on s’en soit réellement aperçu alors que les lumières du soir tombent et que seule la petite lampe de chevet reste éclairée (merci au courageux bénévole qui a tenu l’interrupteur toute la soirée pour éviter que la lumière automatique du gymnase ne se rallume toutes les quinze secondes), le son est devenu puissant, fort, couvrant désormais les bruits des déplacements des spectateurs et leurs rares chuchotements. Dehors la nuit tombe, les lumières de la ville s’éclairent progressivement. On est happé. Particulièrement friand des résonances qui se créent entre une performance artistique, le lieu où elle se donne à voir et à entendre et les spectateurs, on savoure chaque minute de cette expérience hors norme. Entre la nuit tombante, l’éclairage chaleureux et ténu de la petite lampe, les déplacements qui se glissent à chaussettes sur le parquet, et cet étrange drone faussement monolithique, le moment bascule hors du temps.
Asuna invite alors les spectateur.rice.s assis.es à se lever à leur tour et on assiste à un moment particulièrement fascinant. Le drone créé, la subtile richesse des variations des interférences sonores emplissent l’oreille, tandis que tout le monde ou quasi s’approche et tourne autour des claviers et de la lampe allumée, phare chaleureux de la nuit quasi tombée. Cela dure plusieurs minutes. Et c’est assez magique.
Commence alors une lente descente, un progressif et très lent amuïssement : comme on est arrivé au sommet de ce crescendo, de la même manière on va le redescendre. Asuna se cale sur sa montre, la vérifie à plusieurs reprises, comme si ce ballet qui semble à première vue aléatoire du fait de la masse d’instruments joués, était en réalité millimétré à l’extrême. Petit à petit, bâtonnet ôté l’un après l’autre, boutons progressivement tournés, les clignotements des quelques claviers lumineux s’éteignent tour à tour et l’intensité sonore baisse très lentement.
Tandis qu’on fait le voyage à l’envers decrescendo, ou plutôt qu’on le poursuit vers son amuissement, on observe assez fasciné le public arrêter tout aussi progressivement ses déplacements. L’un.e après l’autre, chacun.e se love petit à petit sur la chaleur du parquet. S’assoit, se couche et prend le temps d’écouter cette lente déconstruction sonore. La qualité du silence, de l’écoute devient rapidement impressionnante, comme si chacun.e était en même temps plongé.e dans le moment et tendu.e vers la fin de la performance. Asuna prend son temps, nous le donne et laisse les résonances des fréquences respirer longuement. Quelques claviers sonnent encore, moins d’une poignée. Les déplacements ont quasi complètement cessé, seules deux personnes tournent encore lentement autour de la forme circulaire. Malgré un sèche-main bruyant activé à plusieurs reprises derrière les portes vitrées du gymnase qu’on écoute comme d’autres dans un sourire mais avec la crainte qu’il occulte les dernières vibrations sonores du drone, on entend longuement la dernière note tenue. Rendant le silence final complètement palpable. Le temps s’arrête. Asuna éteint la petite lampe. Ces micro-événements sont déjà tout. Un moment magique, une pause dans le temps bousculé de nos vies. Et pas seulement pour nous si l’on en croit la chaleur des applaudissements qui saluent Asuna et sa performance.
Retrouvez tous nos articles sur Maintenant 2019 ici.
Maintenant a lieu du 4 au 13 octobre à Rennes.