HERTA MÜLLER – La Bascule du Souffle
Le prix Nobel de littérature permet parfois à des œuvres de trouver un nouveau public (ou un public tout court d’ailleurs) alors qu’elles n’étaient que peu ou pas éditées en nos contrées. En 2009, Herta Müller, une allemande d’origine roumaine (elle est issue de la minorité souabe de Roumanie) a été mise sur le devant de la scène par la distinction suédoise alors qu’à peine quelques uns de ses ouvrages avaient été traduits en France.
On l’a découverte à ce moment-là et son parcours nous a frappé : ses premiers romans furent soumis à la censure de la dictature de Ceausescu, elle dut émigrer en Allemagne en 1987 notamment après l‘interdiction totale de publication émise par le régime roumain après la parution de son second roman en Allemagne de l’Ouest. Proche de l’Aktionsgruppe Banat, un groupe d’intellectuels engagés de Timisoara, elle aurait également subi des mesures «pour le compromis et l’isolement» émanant des services secrets roumains et fut renvoyée de son emploi après avoir refusé de coopérer avec la Securitate.
Alors quand l’œuvre d’Herta Müller, qui nous était jusqu’alors inconnue, a été distinguée par le Prix Nobel parce qu’elle « [dessinait] avec la densité de la poésie et l’objectivité de la prose, les paysages de l’abandon » , on s’est promis d’aller la lire.
Mais la tâche n’a pas été si évidente que ça : L’homme est un grand faisan sur terre avait été publié en 1990, Le renard était déjà le chasseur en 1997 et n’étaient pas vraiment trouvables facilement. La convocation, une première fois traduite en 2001, a profité du Nobel et a été réimprimée en 2010. Autant dire que le lecteur français non germanophone découvre l’œuvre de l’écrivain au compte-gouttes. On se réjouit donc de la parution d’Animal du Cœur en ce début d’année et surtout de la reparution (2010) en poche de cet arrache-cœur au titre aérien La Bascule du Souffle.
Pourtant, malgré ce titre éthéré, ce roman est d’une aérienne pesanteur. En 1944, la Roumanie, alliée de l’Allemagne hitlérienne, est occupée par l’Armée Rouge. Elle se rallie donc à l’autre camp et faisant volte face, se retourne contre ses alliés d’hier. En 1945, le gouvernement soviétique obtient de la Roumanie que tous ses ressortissants allemands (dont les Souabes, donc) de 17 à 45 ans soient envoyés en Union Soviétique pour œuvrer à la reconstruction. Autrement dit, au goulag et aux travaux forcés. La mère d’Herta Müller y passa 5 années. Le poète Oskar Pastior également. Herta Müller et lui décidèrent de faire un livre ensemble sur ces années terribles en reprenant les souvenirs du poète. Malheureusement, au décès de ce dernier, Herta Müller dut poursuivre le projet toute seule, et « abandonner le ‘nous’ de narration » . Mais, explique-t-elle dans la postface du roman, « sans les détails fournis par Oskar Pastior sur la vie quotidienne du camp, [elle] n’y serai[t] jamais parvenue » .
Et ces détails, dites le vous bien, vous ne pourrez plus jamais les oublier. D’abord cette neige qui trahit Trudi Pelikan, qui ne peut plus échapper à la rafle pour le goulag. La neige « mouchard[e] » car les empreintes sont révélées par la poudreuse. « Le silence, tout le monde l’aurait gardé, sauf la neige » . Puis le ciment, dont il faut « se méfier » , parce que c’est une denrée rare et que les surveillants ne veulent pas qu’il en soit perdu une poussière. Et pourtant, les sacs de ciment, en papier trop fin, ne peuvent que se déchirer, le vent ne peut que l’éparpiller, la pluie que le coller humide au papier. Plus on veut y prendre garde, plus il vous file entre les doigts. Et cela malgré les brimades, les coups, les injures. « Le ciment, c’est de l’arnaque, au même titre que la poussière des rues, le brouillard ou la fumée – il se volatilise, rampe sur le sol, vous colle sur la peau. On en voit partout, et il ne se laisse prendre nulle part. (…) A mon sens, seule la peur est plus rapide que le ciment dans la tête de l’homme. »
Et puis la faim, et ses anges personnels qui suivent chaque prisonnier et ne les lâchent pas d’un talon jusqu’à ce qu’on meure et qu’ils sautent sur les épaules d’un autre. Attention à se tenir assez loin alors pour ne pas se retrouver avec deux anges de la faim sur le paletot. Et les errances pour trouver une plante à peu près comestible, la Belle-Dame au nom trompeur, les épluchures dans les poubelles ou une poignée de neige à se mettre sous la dent. Tout est bon pour tromper la faim. Et puis, il y aura Irma Pfeifer. Tombée dans le mortier. Entraînée par son chargement basculant d’une planche de bois instable, son corps s’enfonçant au milieu des bulles du mortier. Que la direction du camp traitera de « saboteuse » …
Comme dans d’autres camps tout aussi tristement célèbres, chacun doit savoir qu’il est « un numéro et non une personne privée » . La déshumanisation semble également ici à l’œuvre. Les prisonniers s’écroulent, les uns après les autres, rongés par la faim, les vapeurs toxiques, usés par les travaux inhumains. Léo Auberg, le narrateur, ne les considère pas comme morts, tant qu’il ne les voit pas s’écrouler, raides, sous ses yeux : » Je me gardais bien de demander où ils étaient. Quand on est instruit par l’exemple de tant d’autres qui passent l’arme à gauche plus vite que vous, l’angoisse prend de l’ampleur. Elle devient énorme, au fil du temps, et elle a tout de l’indifférence, c’est à s’y méprendre. »
Aussi ne faut-il pas traîner pour être le premier à dépouiller un mort de ses vêtements ou du quignon de pain qu’il cachait sous son oreiller : « Dépouiller un mort est notre façon de le pleurer. A l’arrivée de la civière, la direction du camp ne doit avoir qu’un cadavre a emporter. (…) Le dépouiller n’a rien de méchant ; dans la situation inverse, il en ferait autant avec vous, et on serait content pour lui. Le camp est un monde à l’esprit pratique : pas de pudeur, ni d’épouvante, on ne peut pas se le permettre. » Car « quand on n’a que la peau sur les os, c’est courageux d’avoir des sentiments. Je préfère être lâche. »
Mais comme un talisman, une phrase protège Léo. La phrase que sa grand-mère a prononcé lors de son départ pour le camp, alors que personne ne se doutait vraiment, pas même lui, de ce qu’il allait vivre. Une phrase toute simple qui l’aide à tenir malgré tout. « Je sais que tu reviendras » , ce « petit rien qui [l] ’empêche d’être un monstre » . Tout comme l’attitude de tous les prisonniers avec Katie le Planton, handicapée mentale à qui tous (ou presque !) font attention « nous la traitons comme un bien qu’on aurait amassé. Elle nous permet de réparer le mal qu’on se fait les uns aux autres. Tant qu’elle vit parmi nous, le principe est que nous sommes capables de faire toutes sortes de choses mais pas n’importe quoi. »
Le camp, comment dire cet indicible ? Telle est la tâche à laquelle Herta Müller s’attelle dans ce roman. Le vocabulaire habituel pour décrire, dire les sentiments ne sert à rien pour dire le camp et l’indicible. Il y a des « mots bons à rien » . Le mot ‘souvenir’ n’est même « d’aucun secours » . Pourtant des mots touchent au plus juste. Comme « Aquarelle » que le père de Léo prononce dans sa vie d’avant, lorsqu’il rencontre des hommes en cachette dans le parc ou aux bains (l’homosexualité à l’époque était aussi un indicible). « Aquarelle. Ce mot savait jusqu’où [il] était allé trop loin » .
Alors pour dire le camp, il faut trouver d’autres mots. Une autre focale, un autre point de vue. Qui disent l’essentiel. Par fulgurances. En disant simplement parfois les objets. Le cœur s’incarne dans une pelle, l’espoir dans un mouchoir blanc. Parfois même, dans ce camp où les mots ne collent plus aux choses, ( « des poux, on en a dans la tête, les sourcils et la nuque, sous les aisselles, sur le pubis. On a des punaises dans son châlit. On a faim. mais on ne dit pas : j’ai des poux, des punaises, j’ai faim. On dit : j’ai le mal du pays. » ), les mots s’objectivent et deviennent objets à leur tour, prennent une consistance réelle, aussi tangibles que la noirceur du charbon, la sécheresse du pain ou la transparence de la soupe dont on voit la fin dans son écuelle. Parce qu’ « il est des mots comme des objets : ils transportent une histoire, ils se souviennent » note fort justement Emmanuelle Prak-Derrington. Léo, le narrateur et son auteur savent que les mots ont un pouvoir. C’est la phrase de sa grand-mère qui a permis à Léo de revenir. Il s’agit de « ce genre de phrase qui vous maintient en vie » . Sûrement un peu comme les livres d’Herta Müller.
VIRGINIA WOOLF – Les Vagues
Autre temps, autre époque. Et pourtant, cette même volonté de dire ce qui semble indicible pour Virginia Woolf. L’œuvre de la romancière britannique est passée dans le domaine public en 2012. L’occasion pour nombre maisons d’éditions de (re)publier des textes plus ou moins connus, ou dans de nouvelles traductions. Notamment en poche. Tout le monde connaît peu ou prou Mrs Dalloway. Mais d’autres de ses œuvres restent assez peu connues du grand public. C’est notamment le cas d’un roman que l’on cite pourtant parmi ses trois chefs d’œuvre, Les Vagues, paru en 1931, dont une nouvelle édition sort en poche en ce début d’année.
Comme en parallèle, les œuvres romanesques de Virginia Woolf ont elles aussi été compilées et éditées dans la Pléiade en mars, c’est la nouvelle traduction établie pour la Pléiade par Michel Cusin que vous retrouverez dans ce volume en poche (mais à un prix bien moindre !). Dans Les Vagues, Virginia Woolf évoque six personnages tout au long de leur vie en neuf chapitres séparés par des interludes-tableaux qui décrivent la course du soleil des premières lueurs jusqu’à la nuit, pour marquer les différents âges de ses personnages. Six monologues qui s’entrecoupent, se déroulent, relancent et se complètent. Six monologues et sept personnages. Car Percival ne dit rien, il n’a pas la parole. Mais il se découvre, se devine, dans les mots, les discours des autres. Dans cette œuvre, juste à égale distance du roman, de la poésie et du théâtre, il n’y a plus vraiment de narrateur. Seuls des monologues qui se juxtaposent, ou plutôt se superposent pour créer du sens.
Un roman sans réelle exposition, ni même une intrigue au sens de rebondissements, suspense et autres coups de théâtre. Non, rien de tout cela. Ni même une exposition détaillée du caractère ou du physique de tel ou tel personnage. Non, rien de tout cela encore une fois. Parce que la vie n’est pas comme ça, soutient Virginia Woolf. Dans la vie, il n’y a pas de narrateur omniscient qui sait tout, en détail, des tenants et des aboutissants de nos actions. Non, il y a des impressions, des pensées qui comme aurait dit Montaigne (le rapprochement entre les deux écrivains est fécond), des pensées, donc qui « vont à sauts et à gambades » . Oui, mais voilà, l’idée de Montaigne défendue dans ses Essais qu’une pensée en amène une autre qui n’a parfois que peu à voir avec la première, Virginia Woolf semble vouloir la mettre en action dans la fiction. Sûrement bien sûr un peu en réaction contre la rigidité des romans victoriens. Mais pas que. Son écriture souhaite s’approcher d’une certaine vérité de l’être. C’est ainsi que Virginia Woolf décide retranscrire « le flux de conscience » qui nous traverse.
« Examinons un moment un esprit ordinaire au cours d’un jour ordinaire. L’esprit reçoit des myriades d’impressions banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec l’acuité de l’acier. N’est-ce pas la tâche du romancier de nous rendre sensible ce flux d’éléments changeants inconnus et sans limites précises ? » Pour Virginia Woolf aussi, la question est de savoir comment dire la vérité de l’expérience. Comment dire nos vies pour s’approcher au plus près de la vie telle qu’elle est. Exit alors, les narrateurs omniscients, les portraits de pieds en cap. La « vérité » n’est pas dans une seule voix. Elle est plusieurs, et se devine, et se dessine dans l’enchevêtrement des voix plurielles. Pour dire la vérité des êtres, elle abandonne le narrateur tout puissant qui impose sa vision des personnages et choisit au contraire de relayer leur voix intérieures et de construire ses personnages en restituant leurs existences par fragments : leur parole, celle des autres à leur sujet, des retours dans le temps. C’est la polyphonie qui dira l’être. Les vagues sont donc six (sept) existences qui se dessinent progressivement, par ces monologues intérieurs. La vie est dans les plis, aurait dit Henri Michaux.
« Les vagues se brisaient sur le rivage. » Il en est de même des vagues que de ce roman de Virginia Woolf. On peut tout autant être fasciné par la vision des vagues venant échouer à intervalles réguliers sur la plage que bailler d’ennui devant le même spectacle. A chacun de savoir s’il se laissera prendre par le doux flux et reflux de l’écriture de Virginia Woolf. Pour notre part, on n’hésitera pas à retourner planter notre tente face à ces vagues… Pour le reste, à vous de voir.