Chronique d’une petite balade en mer salée

Depuis quelques temps déjà l’idée me trottait dans la tête d’embarquer avec mon ami Patrick pour une « marée » de pêche sur le chalutier dont il est l’un des responsables. Hasard d’emploi du temps, quand je peux enfin m’embarquer, les marins pêcheurs Bretons viennent tout juste de reprendre le travail après quinze jours de grève. Je vais donc non seulement pouvoir vivre une expérience quelque peu originale, découvrir un monde, des métiers souvent méconnus et prendre la mesure du désarroi de ces hommes de mer qui ont fait la fierté de notre région durant des générations. Ces matelots travaillant jour et nuit, étés comme hivers, par tous temps et parfois au péril de leur vie, sont confrontés à deux problèmes majeurs, la hausse des prix du pétrole et la diminution des stocks de poissons, ce qui à terme ne menace pas moins que l’existence même du marin pêcheur européen.

Ainsi, j’embarquais à Saint-Malo, le 05 Juin dernier, à bord du Cézembre. C’est un fier chalutier de 23.40m – à partir de 24m le propriétaire doit s’acquitter d’une taxe supplémentaire – et qui porte à merveille ses 23 années. Il faut un moteur de 515 kw pour faire avancer ce gros bébé, d’une valeur d’environ 600 000 €, qui peut emmagasiner jusqu’à de 20 t de poissons. Les cuves de pétroles peuvent contenir jusqu’à 35 000 litres de gasoil, elles sont rarement remplies à plus de la moitié. A ces chiffres il faut ajouter le poids de l’eau douce embarquée, plus celui des chaluts et du matériel ainsi que celui des hommes. On comprend mieux alors la consommation qui s’élève à près de 100 litres à l’heure pour transporter le tout à près de 10 nœuds à l’heure en croisière et 2.5 nœuds sur zone de pêche.

Deux propriétaires se partagent le Cézembre, un particulier qui possède 75% des parts et une société de gestion qui possède les 25% restants. Cette société de gestion, ARCOMA, possède des parts dans 7 autres bateaux, côtiers, ou au large (comme le Cézembre), c’est la 1ère flotte de pêche malouine. Il n’existe d’ailleurs qu’une seule autre société de Gestion, AMON, qui a des parts dans deux bateaux seulement. Les bateaux de pêche au large par ailleurs, sont à quai à Saint-Malo seulement pour les réparations et l’entretien, ils débarquent le poisson à Roscoff.

Il y a plusieurs raisons à ce déclin de la pêche malouine :

* Une politique maritime beaucoup plus centrée sur le tourisme et la plaisance.
* Une criée de faible capacité, beaucoup trop faible pour accueillir les dizaines de tonnes de poissons qui arrivent chaque semaine.
* Le départ de Saint – Malo est compliqué, il faut non seulement attendre l’ouverture des sas à heures fixes pour sortir des bassins et prendre le large, mais en plus la manœuvre demande toute l’attention du patron de pêche et des matelots. Enfin il faut environ 11 heures de navigation pour arriver sur les bonnes zones de pêche en partant de Saint-Malo, contre 8 heures au départ de Roscoff.

Ce laps de temps permet aux matelots de se reposer un peu avant d’attaquer le vif du métier, la pêche à proprement dit. Aux deux coups de sirènes qui résonnent dans la cale, c’est le branle-bas de combat, on chausse les bottes et le ciré. Le patron qui a « fait sonner », est dans sa cabine aux manettes, pour contrôler l’ensemble de la manœuvre par un petit écran relié à une caméra filmant le pont. Le second prend place aux manettes du pont, en arrière du chalut, dont il va contrôler la descente. Les deux matelots ont enfilé un casque et sont postés tout à l’arrière, aident le filet à descendre, le libèrent de ses chaînes, s’assurent qu’il se déroule convenablement… leur mission est la plus délicate, un moment d’inattention, une « fausse manip », et c’est le retour d’une poulie dans la tête, le doigt écrasé sous un câble, ou pire encore, passer par-dessus bord. Nous avons ordre le mousse et moi, de rester en retrait et de ne pas vaquer sur le pont tant que le filet n’est pas totalement en place. Il ne faut pas oublier le mécano, qui est aussi le cuistot et qui est en train de préparer tranquillement le repas pendant que les autres « filent ».

Trois heures plus tard, à nouveau les deux coups de sirènes, chacun reprend sa place respective et réalise la manipulation en sens inverse, on « vire ». Une fois le filet viré, les matelots libèrent le poisson sur le pont et filent à nouveau le chalut. Je peux alors intervenir avec le mousse, aidé du mécano/cuistot, pour trier le poisson avec les matelots et le second, le mettre dans des bacs et l’amener à l’arrière. Une fois vidé et rangé dans d’autres bacs, le poisson est pesé et descendu en cale réfrigérée où l’attend une opération de glaçage, puis il y reste stocké. L’opération aura au total duré environ une heure, et à nouveau deux heures plus tard c’est le même ballet qui recommence, 24h/24h, 7jrs/7jrs, à raison d’un « trait » en moyenne toutes les 3 heures. A ces tâches classiques il faut rajouter le temps passé aux réparations ou aux nettoyages quelconques. Parfois les sonneries retentissent plus tôt, et le bateau ralentit, c’est que le chalut est pris dans une roche, il faut alors le remonter doucement, contrôler où le filet a « déchiré » et réparer. C’est notamment pour cela que le patron ou le matelot de quart (qui se relayent durant la nuit), doivent être vigilant à tout instant, d’autant plus qu’il faut veiller aux écrans radars, aux autres navires qu’ils croisent dans le secteur. Ces zones – nous étions aux larges des Iles Scilly, au croisement de la mer d’Irlande, de la manche et de l’Atlantique – sont très fréquentées, et un navire de 24m face aux cargos pouvant atteindre 350m représente peu de chose.

. En général le Cézembre part du lundi au lundi, soit une marée ( nombre de jours que part un bateau en mer ) de huit jours. Arrivé à Roscoff, le poisson est déchargé, les vivres embarqués, et le plein effectué, l’opération dure environ 4h et le bateau repart. Les matelots font en général 2 marées à suivre et restent 1 marée à terre. Sur la vente du poisson l’équipement (c’est à dire les propriétaires) récupèrent 68% du prix de la vente et l’équipage 38%. Sur ces 38% des fruits de la vente, le patron récupère 2 parts, le mécano, 1.5, le second, 1.25, et les deux matelots une chacun. L’équipement doit retirer de ce chiffre d’affaire, les frais d’entretien et d’équipement ainsi que sa part de gasoil. L’équipage doit lui aussi soustraire sa part de gasoil en plus des vivres. Les salaires des matelots sont donc indexés directement sur le tonnage de la pêche, le prix de vente du poisson et le coût du gasoil.

Cependant pour éviter les dérives de surpêche, l’union européenne a mis en place diverses directives et notamment concernant la taille des maillages de chalut, la taille des poissons suivant leurs espèces… Il n’empêche que la manne de poisson en Europe diminue inexorablement depuis le début des années 90. En France, les prises ont diminué en 20 ans de 30 000 tonnes par an. Selon la communauté scientifique, 88% des stocks de poissons sont déjà surexploités contre 25% dans le reste du monde. Concrètement cela se traduit sur le Cézembre à diminution de 2 à 3 tonnes par semaines depuis plusieurs années déjà. Quand la pèche était bonne en 2005, il n’était pas rare de ramener jusqu’à 12 tonnes dans les cales, aujourd’hui si le bateau arrive avec 9 tonnes à Roscoff l’équipage peut être satisfait, car la moyenne se situe plutôt autour de 7 tonnes.

On le voit la pêche française était donc déjà en crise avant l’actuelle flambée du pétrole. Celle-ci est venue sceller un désarroi déjà latent chez les marin-pêcheurs. Elle est d’ailleurs au centre des discussions à bord, en effet le prix du litre de gasoil a doublé en un peu plus d’un an, alors que début 2007 le matelot payait 40 centimes le litre, il le paye dorénavant 80 centimes. Les temps sont donc devenus très difficiles, car à la diminution du chiffre d’affaire causée par la baisse des stocks de poissons, il faut ajouter l’augmentation des charges due à la hausse des prix énergétiques, les salaires sont donc rognés en amont et en aval. En 2006, un matelot pouvait espérer toucher 700/800 € brut par marée, plus de 2000 € brut par mois. Aujourd’hui pour atteindre le smic (environ 1100 € net), il n’est pas rare de voir ces hommes s’embarquer pour trois, quatre marées à suivre, et s’ils récupèrent 300 € brut sur la marée, c’est que celle-ci n’est pas trop mauvaise.

En rentrant, je suis allé faire un petit tour au marché, j’ai comparé les prix à l’étal (cf. annexe), et j’ai commencé à discuter avec le poissonnier sur l’avenir de la pêche… Pour cet ancien marin, il ne fait aucun doute que la pêche traditionnelle européenne va disparaître, concurrencée, par l’importation de poisson étranger (saumon…) et la pisciculture (Bar, crevette, truite, saumon…). Pour Patrick (mon pote patron de pêche), seul ceux par qui le problème de surexploitation est arrivé, vont paradoxalement survivre, ces usines de pêche flottantes que sont les chalutiers avoisinant les 100 m. L’Europe veut préserver les fonds marins, à la fois pour maintenir la biodiversité et pour maintenir le secteur de pêche qui est en train de s’autodétruire. Cependant la commission de Bruxelles en refusant l’accroissement des aides d’Etat pour ce secteur et en refusant d’agir sur les prix de l’énergie condamne les petites flottes qui participent au dynamisme de nos régions. Il est à prévoir sur nos étalages de demain du poisson d’élevage ou du poisson d’importation à la portée des bourses moyennes, en ce qui concerne le poisson traditionnel il faudra sans doute avoir les poches un peu plus remplies pour s’octroyer le plaisir de consommer ces chairs récoltées par quelques usines flottantes.

Détail poissons péchés pendant la marée, du 07/06 au 16/06 :

Poissons :

Raie
Lotte
Lieu
Morue (Cabillaud)
Julienne
Tacaud
Merlan
Anon
Rouge
Limande sole
Cardine
Saint-Pierre
Merlu
Barbu
Barbet
Turbot
Bar
Plie
Encornet
Congre
Roussette

Comparatif prix de vente* :

Prix de vente, sortie du bateau :

Lieu jaune 5,30€
Congre 1,00 €
Sole 21,00 €
Rouge 3,30 €
Barbue 10,85 €
Prix de vente au marché :

Lieu jaune 15,00 €
Congre 9,60 €
Sole 22,00 €
Rouge 9,80 €
Barbue 21,90 €

*Les prix sont arrondis et annoncés au kg.
Loic

2 commentaires sur “Chronique d’une petite balade en mer salée

  1. marmotte

    doit pas etre facile se taff j’aurais aimer le faire mais la vie en aura voulue autrement

  2. Mislou

    ça doit pas s’être arrangé depuis

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