Il y a déjà deux bonnes poignées de jours, Les Champs Libres conviaient Bertrand Belin pour une lecture musicale (aux odeurs de gasoil et de houle) de Littoral, le second et dernier roman en date du musicien toujours insolemment classe.
On connaît (et on aime) d’abord Bertrand Belin pour ses disques, pour cette musique qui sait en même temps tutoyer les hauteurs aériennes en restant profondément organique, minérale. Une musique qui a la solidité du granit des côtes d’ici et la limpidité de l’eau qui y ruisselle. Un chant profond, où l’on pourrait se lover en cas de tempêtes maritimes, une voix-phare qui résiste aux embruns et aux marées et qui pourtant, ne renonce pas à la fragilité. On en devine, parfois, la gorge serrée, les remous sous la surface.
Des morceaux rock, folk avec une touche d’americana, qui flirtent aussi avec le jazz, tout en humilité. Les arrangements, sans artifice, sont d’une limpidité et d’une simplicité qui touchent, à l’émotion, à la justesse. Là, un piano, là des claquements de mains, une voix féminine, ici des cordes, une batteuse certifiée or massif, un orgue. Des petites touches. De celles qui sans bruit et sans tape à l’œil, font ces grands disques intemporels (Parcs, Cap Waller, Hypernuit, s’il faut donner leur état civil). Une musique qui rappelle aussi, en dedans, les vastes plaines américaines, les lumières mordorées sur leur immensité. On sait ce que Bertrand Belin dit devoir à ces musiques de cet autre ouest. Par-delà les ports de pêche bretons : les Johnny Cash, Hank William ou Will Oldham.
On se souvient également de ses mots aux Inrocks en 2010, à propos d’Hypernuit. « En faisant ce disque clair, dégagé, c’est une façon d’émerger de quelque chose qui serait biographiquement visqueux, nocturne. Je suis né dans une famille de pêcheurs, famille nombreuse. J’ai grandi dans un environnement extrêmement violent et alcoolisé. Comme beaucoup de familles autour, ça avait l’air d’être un petit peu la mode à cette époque. Petit, j’imaginais que j’allais rester vivre à Quiberon et devenir pêcheur » (…) « Grâce à la musique, je me suis senti capable de m’extraire de ce qui pouvait me déterminer. Je me suis retrouvé musicien parce que je me suis accroché à la musique comme à une bouée (…) Travailler la guitare, ça me mettait dans une sorte d’hypnose, c’était un endroit de paix. » Ainsi, années après années, les disques du grand bonhomme sont devenus compagnons, refuge, baies… Baies dans lesquelles il fait parfois bon mouiller et s’amarrer.
Littoral
Ce jeudi soir, on n’est donc pas étonné de faire nombre sur les fauteuils de la salle Hubert Curien, quasi pleine. Dans le noir épais, la silhouette longiligne et charismatique de Bertrand Belin s’avance, se plie sur une chaise devant un micro, tandis que son comparse de toujours, Thibault Frisoni -d’un métal doré lui aussi (d’habitude plus souvent à la basse et à la six cordes) s’installe face à ses claviers et machines pour un accompagnement sonore, discret, davantage bruitage que mélodies. Pas de divertissement ici, dans les notes. Une immersion plutôt, dans le roulis, le clapotement des vagues, sur une côte rêche, une atmosphère pesante, oppressante, d’un bord de mer, d’un port occupé par l’armée d’un pays.
C’est avec un cormoran qui s’est pris dans les filets de pêche que commence l’histoire. On met quelques phrases à s’habituer au débit grave et profond de Bertrand Belin, sa voix charriant comme le ressac, les galets ronds dans sa gorge. Mais très vite, on en saisit les syllabes, le rythme, le sens, et la juste profondeur. Bertrand Belin a trouvé une autre voix, en même temps semblable et différente, celle de ce propos. « Avoir sa voix c’est avoir la voix, le son du propos qu’on porte. Il faut qu’il y ait entre le propos et le son un rapport (…), qui nous apparaisse comme une chose suffisamment exacte pour que l’on puisse ne pas avoir peur de ce qu’on dit » expliquait-il sur France Culture (Hors Champs). Il y parlait de sa voix chantée. On se permettra un transfert jusqu’à cet écrit ici oralisé.
Toujours est-il qu’il s’agit bien d’un cormoran. Or comme chacun sait sans jamais l’avoir appris, pêcher un cormoran, ça ne se fait pas. On ne pêche pas un poisson dans le ciel. C’est inverser le monde. Et il semble bien que sur les vagues, ce jour indéfini, le temps soit au chambardement, aux bouleversements des vies, à la tension qui ne se dénoue pas.
La mer, si l’on en croit Vercors, est pleine de silence. Mais d’un silence qu’on ravale. C’est cette histoire-là que raconte Bertrand Belin. Laissant « l’événement » hanter le récit. Il a déjà eu lieu. Tout le monde est au courant. Tout le monde. Mais il ne se dévoile pas. Il se donne à attendre. Laissant d’autres événements, apparemment moins saillants, en dire encore, en dire beaucoup. Ici, le bruit du moteur qui comble le silence car les trois hommes ne se parlent plus. Là, quatorze remorques à compter sur le mur du Roch’ qui sent l’acide et la chaux. Ou ce cormoran, pris dans les filets. Qui permet, toujours, de différer l’événement, il a dû paniquer et essayer de se dégager avec les ailes et les pattes jusqu’au bout. Il pense à ça pour ne pas penser à l’événement. Mais comme toute tragédie immémoriale, le sort est déjà plié, lié, ligoté. L’autre va irrémédiablement vers sa fin. Après les quatorze remorques sur le mur du Roch’, il ne lui reste qu’à commence[r] sa transpiration.
Ainsi malgré la distance du récit, dont les personnages sont simplement désignés comme l’autre, le plus jeune et le troisième homme, voire un vêtement (un pull rouge…) et dont les gestes semblent prévalents sur les pensées, on se retrouve immergés. La salle est balayée par un faisceau blanc et par les mots de la mer, tout un vocabulaire la proue, le corps-mort, le roof, la plate, la nourrice, le flotteur du bao, la baille, la bouée terminée par un losange de ferraille dont la moitié supérieure est peinte en jaune et la moitié basse en noir. Les gestes sont précis, la langue, marine, se fait filet, nous tirant sur le bateau, nous plantant là, sur une bouée « En fait, je trimballe cette langue comme un trésor : c’est précieux dans l’écriture, ça solidifie le sol d’encre sur lequel j’essaie d’avancer» (Le Magazine Littéraire). Le mot juste est aussi un événement.
La longiligne silhouette du récitant se déplie alors pour se mettre au diapason des vagues. Ça tangue, mais ça va encore. On est à l’avant-veille de l’événement et ce sont les brimades, la fatigue des brimades (C’est pourquoi quand l’autre en rouge donne un coup de botte dans son dos un beau jour, le troisième homme ne bronche pas et part couiner à bonne distance. C’est pourquoi quand l’autre en rouge l’humilie devant tout le monde, le plus jeune sourit et c’est pourquoi, le soir il tape sur sa mère et son frère) dont celle terrible sur la balise, qui expliquent que les deux autres, pris dans leur admiration abaissante, suffoquent dans l’émotion noueuse, lorsque l’événement court à sa fin. Dans la salle, avec tous ces remous, ça tangue aussi. Mais ça va encore.
Le mot juste peut être un événement. Il tombe parfois, tout seul. Mais souvent, il vient d’« une forme rafraichie du langage dont on fait usage quotidiennement, sans même y penser.» Et se prépare, longuement, par des répétitions, parfois légèrement modifiées. Qui s’enflent ici, sur la scène. Déclenchant ici des rires, là des gorges qui s’étranglent un peu, de coups dans les côtes difficiles à avaler. « La répétition, c’est un moyen assez efficace de vider les mots de leur sens, de leur contenu a priori, de leur polysémie même, puis de les regorger d’une certaine fraicheur de la chose (qu’il y avait déjà à l’origine, mais qui, après une petite cabriole à l’extérieur, retrouve le mot). [on]retrouve l’enveloppe du mot qui n’était qu’une chose sonore, plastique, en lui donnant un nouveau rebond » (Bertrand Belin toujours dans Hors Champs).
La répétition, toute autre, c’est aussi celle qui a rendu l’autre fou. Cette accumulation de silence forcé, de ce qu’il faut qu’on ravale, matin après matin, lorsqu’on se sent spolié du lieu qu’on habite. Littoral est une histoire de mer, une histoire de terres et une histoire d’hommes. Ils ont beau être taillés à la serpe, apparemment réduits à une paire de bottes, à leur fonction, ils ont beau être davantage esquissés par leurs gestes que par leur psychologie, les personnages de Bertrand Belin sont profondément incarnés. Et malgré leur économie de parole, disent beaucoup. De l’homme, des hommes. De nous.
Crédits photos – Philippe Lebruman
Littoral de Bertrand Belin est publié aux éditions P.O.L
Bertrand Belin sera également en concert au Centre culturel de Liffré le 28 avril prochain.