Ce n’est pas encore pour ce mois de mars que notre petite sélection de Bande Dessinée retrouvera totalement le fil de l’actualité. Un seul ouvrage récent donc et deux sorties de l’année dernière, liées par une commune étrangeté. Surréalisme, décalage ou franche dinguerie, si vos livres vous les aimez libres, décalés et audacieux, ce trio est pour vous.
Un des éléments les plus fascinants du 9ème art est l’immensité de ses possibilités. L’infini puissance des mots, les subtilités évocatrices d’un dessin et surtout l’abyssale question de l’articulation entre les deux, offrent des territoires d’une vertigineuse étendue. Nous sommes souvent assez chagrinés de constater que, même des artistes qu’on adore, n’en explorent que la partie la plus balisée. Nous saluons donc ce mois, trois ouvrages embarquant pour les franges les plus interlopes et les moins balisées de notre médium favori.
On commencera doucement notre plongée vers l’étrange avec l’imposant Duncan, le chien prodige, de l’américain Adam Hines. Ce très joli volume de 400 pages, a fait sensation l’année dernière. Il faut dire que l’ouvrage ne manque ni de charme, ni de surprises. Hines imagine tout simplement un monde où animaux et humains parlent un langage commun depuis l’Antiquité. Les humains dominent encore le monde mais des animaux (et des humains) s’élèvent contre un traitement aussi inégal. A partir de ce postulat, l’auteur trace la trame d’un thriller vaporeux et labyrinthique où l’on croise un agent du FBI détaché, une macaque psychopathe, un politicien inquiétant, un mandrill lettré et amoureux… Ne vous attendez surtout pas à un épisode de 24h survolté. Parce que s’il y a bien une trame policière avec attentat, poursuite et fusillade, le récit est surtout passionnant par ses digressions et ses contre-pieds. On ne suivra ainsi l’agent du FBI que dans son bureau, sa chambre d’hôtel ou dans un bar. Une prise d’otage sera interrompue par la mise en image d’un journal intime trouvé sur place. Le récit est ainsi éclaté avec une très belle maîtrise en une multitudes d’histoires plus ou moins brèves, s’enchainant ou s’enchâssant de façon délicieusement surprenante.
Pour coller à cette narration flottante et fluctuante, l’auteur construit un graphisme fin et précis, tout en nuances de gris, et mêlant des personnages ronds et épurés à des décors à base de photos retravaillées plus ou moins. Photos, journaux découpés, texture et matières sont insérés dans les compositions pour accentuer encore l’effet de mille-feuilles narratif et visuel.
Le livre est sous-titré «saison un » et l’auteur a l’intention d’en faire huit volumes. On ne sait pas encore s’il tiendra cet ambitieux objectif mais on attend avec une grande curiosité la suite de cette singulière œuvre. D’autant plus que ceci n’est que le premier livre de l’auteur et que la précision d’orfèvre de l’ensemble laisse pantois. Un gars à suivre donc.
Chez ça et là, novembre 2012, format 28 x 21 cm, 400 pages, 32 €
OVNIS à Lahti, du finlandais Marko Turunen fait largement monter le bizaromètre dans le rouge. Derrière son immanquable couverture argentée, on retrouve le recueil de quatre revues publiées par l’auteur entre 2005 et 2011 avec parfois l’aide d’autres auteurs du cru au scénario. On nous annonce en préambule, que la petite ville de Lahti est le lieu d’étranges phénomènes extraterrestres et paranormaux. On suit ensuite les mésaventures d’Intrus, petit bonhomme spectral et de sa super-compagne R-Raparegar, tout de cuir vêtue. Sauf que même si l’incroyable graphisme en noir et blanc (réhaussé parfois d’un vert fluo radioactif aveuglant) est peuplé de créatures fantastiques, de démons, de super-héros ou autres Pokémon, les récits s’inscrivent paradoxalement dans un quotidien des plus banals. Parce que derrière le caractère délirant et outrancier de certains passages, se cachent des éléments des plus autobiographiques. Lahti est la ville où habite l’auteur et son livre est nourri de sa propre vie. Car c’est bien d’autobiographie qu’il s’agit finalement. Parfois de façon hilarante, comme ce passage drolatique et navrant, où il liste l’ensemble des spams reçus promettant l’extension de sa virilité. Parfois de manière très touchante quand il évoque d’importants soucis de santé et leur influence sur son couple. Le mélange entre ces hallucinants graphismes et le caractère profondément humain des péripéties décrites, donne à l’ouvrage une saveur toute particulière qu’on vous invite plus que fortement à goûter si vous aimez les saveurs exotiques.
En bonus, vous aurez en plus le plaisir de découvrir des articles barjots regroupant les témoignages édifiants de personnes confrontées à de bien étranges manifestations extraterrestres. On vous invite également chaudement à découvrir le BLOG de l’auteur regorgeant d’illustrations splendidement dingos.
Chez Frémok, janvier 2012, format 24 x 17 cm, 254 pages, 26 €
On termine par une fin. Le train où vont les choses est le seizième et dernier épisode des aventures de Philémon. Après 26 ans d’attente depuis l’avant dernier tome, Fred clôt ainsi les absurdes et poétiques voyages de son héros sur les lettres de l’océan Atlantique. Ceux dont l’enfance a été illuminée par les deux soleils du monde de l’Atlantique et chez qui l’interjection «Hum» et l’expression «Le fond de l’air est frais» provoquent à jamais un sourire teinté de spleen, doivent absolument se précipiter sur cet ultime opus. Les autres, ne connaissent pas leur chance de pouvoir découvrir avec un œil neuf de telles merveilles et doivent d’urgence contacter leur libraire ou leur bibliothèque.
A la fin des années 80 donc, Fred entame ce 16ème tome. Sauf que le monsieur ne va pas bien. Chez tous les grands humoristes, il y a quelque chose de cassé et le bonhomme en est un très, très, grand. L’adjectif mélancolique est parfois galvaudé, mais dans le cas de l’auteur il est la parfaite description de ce qui plane au-dessus de son humour unique. Entre des épisodes dépressifs ponctués de tentatives d’en finir, une cure de désintoxication à l’alcool et une opération du cœur, ça ne va donc pas fort. Le début du récit s’en ressent d’ailleurs. Le hérisson n’est pas très en forme et notre héros à rayures est perdu en plein brouillard en compagnie de l’âne Anatole et de monsieur Barthélémy. Ce qui provoque cette épaisse et nauséabonde brume, c’est une fabuleuse créature dont l’auteur à le secret. La Lokoapattes, mi-machine mi-animal, a également le moral au fond des pattes. Elle est bien embourbée car elle carbure à la fumée imaginaire (tiens, tiens) et une grosse fuite l’empêche d’avancer. Comme sa bestiole, Fred est englué. A la page 24, parait-il. Il n’arrive à faire avancer son récit plus loin. Il passe alors par d’autres projets (dont l’indispensable histoire du Corbac aux Baskets) promettant régulièrement qu’il terminerait son histoire inachevée. C’est peu dire qu’on n’osait plus y croire depuis longtemps, mais voici donc qu’est finalement publié cet album.
Et voilà-t-y pas que ce final n’est rien de moins que bouleversant. On se gardera bien sûr, de dévoiler la formidable idée ayant fini par permettre à l’auteur d’achever cette série. Sachez juste que la boucle est bouclée. Que l’album est un bonheur total sur lequel peut planer une ombre suivant l’interprétation que vous voudrez bien faire des dernières pages. Que c’est surtout une superbe invitation à reprendre, encore et encore, les chemins tortueux et déjantés du monde des lettres de l’Atlantique.
Chez Dargaud, février 2013, format 31 x 25 cm, 40 pages, 14 €
SNIF ! Monsieur Fred est définitivement parti en voyage. Le bouclage de boucle de cet ultime album n’en est que plus beau. Comme une dernière acrobatie à couper le souffle, avant que le rideau ne tombe définitivement pour le petit cirque. Comme la superbe et dérisoire volonté de remettre un brin d’ordre, avant de quitter pour toujours une maison sublimement bordélique.
On y reviendra souvent, sur ces gradins et dans cette bicoque.