Marre de l’esprit de Noël ? Marre du Black Friday et de sa conso qui va dans le mur ? Marre des chocolats ? Marre des joujoux en plastoc ? C’est reparti pour une nouvelle année d’une sélection bigarrée de livres en papier en forme de calendrier de l’avent bibliophile. La sélection de Bandes Dessinées de ce dixième jour de calendrier de l’avent nous amène au bord du gouffre… et à quatre reprises.
Les contextes de crises ont toujours amené les artistes à se pencher vers la possibilité d’un effondrement de la civilisation telle qu’on la connait. Les tensions nucléaires de la Guerre Froide et la crise économique des années 70 nous avaient valu à l’époque un florilège impressionnant de romans de Science-fiction décrivant des fins du monde aux causes et aux effets multiples. La crise écologique et démocratique actuelle interroge tout autant les artistes. La preuve par quatre avec une sélection de Bandes Dessinées de 2019 nous emmenant droit dans l’Apocalypse. Quatre BD qui nous bousculent, nous questionnent, nous donnent des frissons et des vertiges… bref, nous font réagir.
On commence directement par le plus dur. Black River, le petit fascicule d’une centaine de pages écrit et dessiné par Josh Simmons et paru en français aux éditions Huber est, de loin, la plus éprouvante des quatre lectures proposées aujourd’hui. Dans un noir et blanc charbonneux, Simmons narre avec une noirceur implacable la quête desepérée d’un groupe de femmes dont un monde qui a basculé dans la folie et la barbarie. Dans cet enfer glacé et inhumain, elles s’accrochent au dernier lambeau d’espoir qui reste : rejoindre la ville mythique de Gattenburg.
La lecture de Black River ne vous laissera pas indemne. C’est le genre de livre qui vous choppe d’emblée à la gorge et dont on sort exsangue et tétanisé. Ce choc d’une puissance rare ne fera peut être pas le meilleur des cadeaux de Noël mais par son intensité et sa radicalité, on vous conseille hautement l’expérience.
Dans la forêt du dessinateur rennais Lomig est l’adaptation en BD du roman du même titre de Jean Hegland (paru chez Gallmeister en 2017). Dans son traitement de la fin du monde, l’ouvrage est tout simplement à l’opposé du précédent. L’écroulement de la civilisation y est conté de manière ténu et progressive. On le suit de loin, par touches, par les disparations successives des bases technologiques de notre société, dans une maison isolée au cœur de la forêt. C’est là que vont trouver refuge Nell et Eva, deux sœurs de dix-sept et dix-huit ans.
Récit initiatique, intime, Dans la forêt se livre petit à petit, par fragments. Dans un monochrome aux teintes pastel d’une grande douceur, Lomig construit son récit avec une grande finesse. Au plus près de ses deux protagonistes principaux, il traite également la forêt comme un véritable personnage fluctuant et imprévisible d’où peut jaillir le pire et le meilleur. Explorant la fragilité de notre mode de vie et interrogeant notre rapport à la nature, le livre est aussi un double portrait féminin assez bouleversant.
Dans Epiphania, la fin du monde prend la forme d’une série d’événements cataclysmiques et spectaculaires consécutive à une révolte de la Nature face notre comportement désespérément irresponsable. On connaissait déjà l’univers organique et sauvagement surréaliste de Ludovic Debeurme et nous étions très curieux de voir comment ce drôle d’animal allait s’en sortir sur une série aux bases plus classiques. Au final de ce passionnant triptyque, nous sommes très heureux que le monsieur réussisse brillamment son coup.
Après un étonnant démarrage dans un Love Training Camp où Jeanne et David viennent tenter de recoller leur couple fragmenté par les angoisses de paternité de ce dernier, le récit bascule spectaculairement avec l’étrange naissance des Epiphanians, créatures fantastiques à la croisée de l’humain et de la bête. Epiphania devient alors un conte vaste et saisissant dans lequel se mêlent avec brio : une vaste saga politique et écologique, une fable psychanalytique, un récit d’adolescence et une peinture subtile et bouleversante de la relation entre David et celui qui va croiser son chemin fracturé.
Une des nombreuses grandes qualités de cette trilogie est la capacité de l’auteur à bousculer sa narration. Debeurme n’épargne ni ses lectrices ou lecteurs, ni ses personnages et bâtit une épopée à la richesse et à la hauteur surprenante. Brassant les mythologies les plus variées, y compris celle des super-héros avec de superbes hommages à Steve Ditko ou Jack Kirby, l’auteur nous offre une trilogie à l’urgence brûlante et une des plus belles odyssées de la littérature récente.
On conclut ce quartet par la plus singulière mais aussi la plus saisissante de nos propositions. Après avoir conclu sa superbe série Aâma,et enchainé avec le troublant L’Odeur des garçons affamés et le captivant L’Homme Gribouillé, l’infatigable Frederik Peeters s’attaque ensuite à une drôle d’obsession graphique, une drôle de bonhomme crayonné un soir et qui finit par prendre la forme d’une série d’une centaine de dessins pleine page et sans texte (et pourtant extrêmement parlants) patiemment gravés au stylo-bic. La genèse et les inspirations de l’œuvre sont racontés en grand détail au début et à la fin du volume mais nous vous conseillons plutôt de d’abord sauter ces pages pour vous prendre sans guide et de plein fouet un des plus beaux chocs graphiques et esthétiques de cette année. Saccage ne raconte rien et raconte tout. Saccage est un poème dessiné, foisonnant et virtuose. Saccage est une expérience sensorielle pleine de beautés et d’horreurs. Saccage est une puissante démonstration de la force du dessin. Saccage est une des plus belles, des plus indispensables et des plus terrifiantes œuvres que notre vilain monde actuel ait engendrées.
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Black River de Josh Simmons
112 pages
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Maurel et Baptiste Neveux
chez Huber (septembre 2019), 14€
Dans la forêt de Lomig
160 pages
chez Sarbacane (août 2019), 24€50
Epiphania de Ludovic Debeurme (3 tomes)
120 ou 136 pages
chez Casterman (septembre 2017, mai 2018 et septembre 2019), 15€ ou 16€
Saccage de Frederik Peeters
96 pages
chez Atrabile (mars 2019), 23€