« We don’t care about music anyway » & Sakamoto Hiromichi : violoncelle et étincelles à l’Antipode

2011-03-22-Antipode_TOKYO-alter1fo-13Ce mardi 22 mars, l’Antipode ouvrait ses portes au festival Zang Toumb pour une soirée en deux temps : projection de « We don’t care about music anyway » et performance sonore de Sakamoto Hiromichi, violoncelliste et multi-instrumentiste. En effet, depuis le 15 mars et ce, jusqu’au 9 avril, le festival Zang Toumb rassemble plusieurs manifestations dans différents lieux rennais : performances sonores, expositions, conférences et projections se succèdent, que ce soit au Bon Accueil, à l’école des Beaux-Arts de Rennes, à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne, à l’IUFM ou à l’Antipode.

Ce mardi 22 mars, donc, direction l’Antipode. Comme habituellement, pour les projections, les gradins ont été installés. Et sont déjà bien pleins un quart d’heure avant l’heure de la projection. Les derniers arrivés choisiront d’aller chercher des chaises ou, le plus souvent de s’asseoir, à moitié allongés sur le sol. Initié par des étudiants de plusieurs écoles d’art et d’architecture, ainsi que de jeunes artistes, architectes, théoriciens ou musiciens « qui développent des pratiques reliées à la notion de machine », le festival semble essentiellement attirer ce soir un public d’étudiants, même si quelques têtes un peu plus blanches se distinguent sur les gradins.

We don't care about music anywayWe don’t care about music anyway…

La projection commence et nous voilà aussitôt projetés dans un Tokyo d’avant séisme et catastrophes collatérales. We don’t care about music anyway, réalisé par Cédric Dupire et Gaspard Kuentz, « associe et met  en effet face à face le travail de huit musiciens de musiques nouvelles tokyoïtes avec la société japonaise consumériste » . Les protagonistes de ce film documentaire sont essentiellement huit musiciens (Otomo Yoshihide, Sakamoto Hiromichi, Takehisa Ken, Yamakawa Fuyuki, Numb, Saidrum, L?K?O et  Goth-Trad) issus des scènes de musiques nouvelles et expérimentales de Tokyo. On les retrouve autour d’une table, dissertant tous ensemble sur leurs manières d’appréhender la musique, échangeant entre eux sur les rapports qu’entretient leur musique avec la société japonaise dans laquelle ils vivent, et cela très régulièrement, à plusieurs moments du film.

On y entend notamment Yamakawa Fuyuki expliquer à quel point la société de consommation japonaise annihile les individus et les trompe sur l’idée même du bonheur. Fils d’un présentateur vedette du journal télévisé japonais, Yamakawa Fuyuki a en effet dû trouver sa voie propre. Ce jeune artiste est ainsi parti étudié le igil (une sorte de viole) et la technique du chant diphonique dans la province sino-russe du Touva. L’approche de ces techniques, notamment le travail autour de la maîtrise de la respiration l’a progressivement amené vers une pratique plus physique du chant et à la performance.

We don't care about Music Anyway 8Le film nous donne à voir ce performer étonnant, qui se sert de ses cavités corporelles entre autres (sinus, cage thoracique) pour créer sa musique. On le voit dans un premier temps coller un stéthoscope électronique sur sa poitrine dans une sorte de grotte. Chaque battement de son cœur allume des ampoules électriques et toute sa performance est axée autour de la respiration (facilement maîtrisable) et des battements de cœur (qu’on ne peut maîtriser qu’imparfaitement, par exemple grâce à la méditation).

Le film alterne ainsi performances sonores des différents protagonistes (duo machine-guitare et noise déchirant l’air de stridences électriques sur une plage couverte de détritus avec des éoliennes en arrière plan, laptop et turntablism revisités dans une vague bruitiste, scratch mutant mêlant diverses expérimentations sur les platines telles des rotations sans disque, la présence d’un micro-contact à même la platine ou une soumission aux champs magnétiques conjugués de plusieurs électro-aimants, pique d’un violoncelle traînée et grattée sur du ciment…) avec des images d’une apocalypse imaginée pleine de décharges, de plages couvertes d’éoliennes et de détritus, de lieux déserts, mais aussi avec des images de la société tokyoïte moderne. Le film « donne ainsi une vision dualiste de la réalité contemporaine de Tokyo : la vitrine clinquante de la société de consommation face à la réalité inquiétante qu’elle dissimule » .

We don't care about Music Anyway 9Le film, en donnant à voir ces musiques radicales et innovantes de la scène underground japonaise, s’intéresse particulièrement aux liens qui unissent la musique et son environnement. Tout au long du film, les sons, les musiques des huit protagonistes vont ainsi se mêler aux bruits de la mégalopole japonaise : sirène, haut-parleurs, broyeurs d’ordures, agitation des rues… Progressivement  les « limites conventionnelles entre musique et bruit » vont se gommer. Les réalisateurs l’expliquent dans leur note artistique :  « Plutôt qu’un film sur la musique, We Don’t Care… est d’abord un film sur le son et sa perception » . Dans ce film, les deux réalisateurs essaient en effet de développer une « approche sensorielle dans laquelle les sons de la ville et la musique des protagonistes du film se confrontent » .

We don't care about Music Anyway10Les images suivent ainsi les gestes musicaux, se mettent à leur rythme. Des trains défilent sur les rails. Le broyeur d’une déchetterie tressaute. Avec en arrière-fond, une réflexion sur la société de consommation. Mise en regard avec les performances de ces huit musiciens. Comme l’expliquent les deux réalisateurs, « Consommer, jeter, détruire, recycler… Le cycle infernal de la consommation, sans issue, œuvrant pour lui-même et rien d’autre. Écouter, sampler, détruire, recomposer… Comme dans une symétrie inversée, le cycle destructeur du surdéveloppement est reproduit pour prendre une valeur réellement nouvelle, mis au service de la création. »

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Cette avalanche d’images et de sons bruitistes s’achève sur  une accalmie mélodique. Sakamoto Hiromichi, le violoncelliste du début qui traînait et grattait la pique de son instrument sur le ciment, joue désormais dans une pièce déserte et laisse une place plus grande à la mélodie. On est aussitôt happé par cette performance. L’émotion nous gagne. C’est simplement beau. On a à peine le temps de se dire qu’on est chanceux que ce soit cet artiste-là qui accompagne la tournée européenne du film. On a à peine le temps de penser qu’on va pouvoir tout à l’heure écouter sa performance sonore, que déjà, le voilà sur la scène. Le générique défile encore. La salle reste donc noire et le début du concert de Sakamoto Hiromichi commence sur les dernières images du film.

Sakamoto Hiromichi : pluie d’étincelles et crayons à papier

Le violoncelliste et multi-instrumentiste est  né en 1962 à Hiroshima. Le musicien japonais a d’abord reçu une formation classique mais s’est toujours attaché à toucher à tous les genres, à tous les styles. Ainsi,  il peut aussi bien jouer de la musique de chambre que du free jazz, des reprises de Pascal Comelade que la partition d’un trio de violoncelles… Il joue d’ailleurs aussi dans l’ensemble sakamotoQ, duo créé avec le plasticien Q-con « dont la participation ne se limite pas à l’action painting mais s’étend au chant et à la manipulation en direct des sons générés par l’action des divers feutres et brosses sur le support du dessin. » A l’Antipode, Sakamoto Hiromichi va jouer seul.

Il commence par jeter des poignées de billes(?) sur son violoncelle. Certaines rentrent à l’intérieur, d’autres rebondissent sur la caisse de l’instrument. Son travail autour du violoncelle apparaît d’abord organique. Il se sert de l’instrument, on pourrait dire de l’objet, pour générer des sons et des gestes musicaux. Après les billes, ce sont donc des poignées de crayons à papier qui tombent sur l’instrument. Puis Sakamoto Hiromichi saisit un crayon et le frotte violemment sur la table de l’instrument. Une sorte de couvercle métallique troué en son centre sera ensuite enfilé sur la pique du violoncelle, créant des stridences et des crissements amplifiés par les micros. On le voit bien, avec Sakamoto Hiromichi, le bruit est musique.

2011-03-22-Antipode_TOKYO-alter1fo-12Mais ce qui pourrait rester une expérience sensible difficile pour les nerfs (le couvercle en métal et ses grincements, notamment, n’eurent pas les faveurs de nos oreilles) est en réalité un vrai, si l’on peut dire, moment musical. Car Sakamoto Hiromichi ne joue pas uniquement sur l’aspect bruitiste de sa musique. Ces bruits sonores trouvent en effet leur place tantôt sur des boucles plus ambient, totalement envoûtantes, tantôt sur un jeu « traditionnel » du violoncelle avec l’archet, mélodique et plein d’émotion. A plusieurs reprises, on a l’impression d’être suspendu à des instants d’une beauté extrême.

C’est à ce moment-là qu’arrive la ponceuse. D’abord appliquée du côté du manche sur la caisse de résonance du violoncelle, ce sont ces vibrations qui nous sont transmises. Puis, Sakamoto Hiromichi applique le disque rotatif sur la pique du violoncelle et ponce la partie métallique de son instrument dans une gerbe de crépitements et d’étincelles. Aussi stupéfiant qu’émouvant. On a les oreilles écarquillées et les yeux grands ouverts.  On est à la fois dérangé par la violence (relative) de ce geste par rapport à l’instrument et ému par la beauté qui est créée. Sakamoto Hiromichi nous fait passer par des émotions complexes. Il en est de même pendant toute la performance de l’artiste japonais. La confusion des émotions est inhérente à la création que le musicien nous donne à voir et à entendre.

Quand la performance s’achève, c’est finalement la beauté de ce moment qui nous aura le plus marqué, ainsi que l’investissement d’une grande honnêteté de l’artiste dans sa performance. On ressort de là avec l’envie d’écouter davantage de musiques déviantes et expérimentales. Ça tombe bien, il est onze heures. Dans l’auto-radio, Château Merdique, l’émission des explorations sonores,  commence sur Canal B.

Photos de la performance de Sakamoto Hiromichi : Caro

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