Le plancher du chapiteau du Cabaret Botanique a sacrément tremblé sous les pieds d’une foule de spectateurs comblés et ravis ce mardi 19 avril avec les concerts de Jeanne Added et Mansfield.TYA. On vous raconte.
Mansfield.TYA
par Isa
On regrette brièvement que les lumières du jour pénètrent encore abondamment le chapiteau du Cabaret Botanique lorsque que Carla Pallone se glisse en fond de scène avec son violon. On avait rêvé d’intimité et d’obscurité. D’autant que le nouveau live des Mansfield.TYA incorpore jeux de lumières (Simon ?) et scénographie (Benjamin Boré). Pourtant, le début du set nous rassure illico. Lumière diurne ou pas, le duo vous retourne tout pareil et on se retrouve d’emblée immergé dans l’univers sensible et bouleversant des deux jeunes femmes.
Doucement, l’archet de Carla descend les cordes. Puis les remonte. Le son devient métallique, les cordes résonnent, se travestissent d’effets. Julia Lanoe entre, se place à côté de son pupitre (table de mixage, effets, ordinateur ?), directement devant le micro. Les mots de Jérémie Grandsenne (qu’elles ont invité à écrire les paroles de deux titres de leur dernier album, Corpo Inferno paru en septembre dernier chez les toujours plus indispensables Vicious Circle) dévalent, impassibles, portés par le timbre clair de Julia. J’ai écrit ton code postal /Sur mon épaule à l’encre bleue / J’ai dessiné avec du sable / Le contour pâle de tes yeux. Le romantisme dérangé et glaçant de ce B.B. complètement revisité, se pare en live d’une mélancolie moins acerbe que sur l’album, plus triste que sarcastique et l’on se trouve très vite happé par ces subtils nouveaux arrangements.
Avec déjà, un coup au cœur, à l’âme, lorsque la voix de Carla vient s’offrir en contrepoint aérien au-dessus de ces brumes d’entre janvier et décembre. On laisse alors la moderne Ophélie sacrifiée (serial killée ?) guidée par le poids de [s]es membres onduler sur la rivière, et on s’enfonce encore plus profondément dans les nuées du spleen avec La fin des temps. Tout aussi crépusculaire, la rythmique plombée et lourde sature l’air, tandis qu’une nouvelle fois, l’archet de Carla fait frissonner l’âme. La voix de Julia monte, descend, mais se fait moins haletante que sur la version qu’on avait découverte à l’automne à l’Antipode MJC. Elle n’en est pas moins déchirante. C’est la fin du monde, on attend, on attend on attend on attend répète Julia, ses bras et ses mains l’accompagnant dans une danse sysyphienne tout aussi triste et belle. Sous le chapiteau, déjà, les regards restent tendus vers la scène et les applaudissements qui éclatent donnent le ton de l’émotion que les deux jeunes femmes ont réussi (en à peine deux morceaux) à partager avec la salle.
Julia plaisante alors (« Ca va ? Vous n’avez pas trop le cafard ? ») se proposant d’offrir du Prozac®en fin de concert. Les rires fusent. Autour, déjà, le public est accroché. D’autant que comme on l’a déjà dit, les concerts de Mansfield.TYA alternent moments qui serrent la gorge et rires irrésistibles. Avec un équilibre d’ailleurs juste bluffant, le duo parvenant toujours à nous emmener de l’un à l’autre en quelques secondes, nous déchirant l’âme juste après un éclat de rire. Et vice versa. Le propos peut-être mélancolique ou noir, les deux jeunes femmes contrebalancent toujours les serrements d’âme par les rires. Leur interprétation sonne toujours juste et intense, mais sans que jamais, elles n’aient la tentation/prétention de se prendre au sérieux. On n’en a pas vu beaucoup des artistes funambules qui maîtrisent ces changements de registre avec autant de justesse. On soupçonne que l’honnêteté et l’engagement avec lesquels elles interprètent chacun d’eux y sont pour beaucoup.
Juste après cette doublette plutôt mélancolique, on se marre à peine plus avec une déclaration d’amour au transporteur routier belge Gilbert de Clerc* (c’est ce qu’elles racontent en interview) qui commence par une déclaration de haine à l’encontre d’un(e) Heidi/A.D./idea (???) sur un tapis tout en glissements d’archet sur les cordes, sur des écarts flottants autour d’une très subtile et légère dissonance. S’ensuit alors une passe d’armes tout en douceur de cordes entremêlées guitare/violon/voix. Pizzicati, cordes frottées, arpèges sur la six cordes et voix mêlées (Carla chante dans le micro de son violon) : la richesse mélodique du titre fait mouche et la salle semble plutôt ravie.
Nous, on est quand même bluffé. En un an, les Mansfield.TYA n’ont rien de moins conçu que trois lives différents, ré-arrangeant leurs morceaux, variant les versions, chamboulant la setlist (tout acoustique pour le June Tour au printemps, moitié anciens morceaux/moitié Corpo Inferno pour le live de cet automne -avec déjà de nouveaux arrangements des morceaux par rapport à l’album-, Corpo Inferno only pour ce dernier live avec de nouveaux titres intégrés et ré-arrangés, sans oublier encore, l’évolution des nouveaux morceaux en live depuis cet automne). Bref, on pourrait quasiment affirmer, qu’à chaque concert, les deux jeunes femmes se ré-inventent. Et quand on voit l’intensité, la densité de chacun des lives qu’elles proposent (cette dernière version se pose d’ailleurs là en termes de profondeur et de puissance), on n’en est que plus stupéfait.
Une plaisanterie plus tard (un morceau sur la Bretagne…), on reconnaît les premières notes de Loup Noir. Le morceau (composé, écrit et interprété -sur le disque- avec Shannon Wright [on ne saurait que trop conseiller à ceux qui ont été/n’ont pas encore été grillé par la foudre Shannon de lire notre dernière interview de la musicienne américaine là et surtout d’écouter TOUS ses disques et d’aller la voir en concert] est déjà une tuerie en soi qui nous étreint l’âme et les sangs à chaque écoute. La version que nous en font de nouveau les deux jeunes femmes ne va encore pas arranger nos affaires. Carla s’installe aux claviers sur la gauche, tandis que Julia seule au milieu de la scène, se livre à une démonstration vocale de haute tenue. L’interprétation épurée, nue, sans filet que les deux jeunes femmes nous offrent est tout bonnement bouleversante. On sombre, profond, dans les méandres de ce morceau beau à se pendre. Et quand sur la partie finale, la voix de Carla, magnifique, se fait tapis harmonique aérien pour la voix de Julia qui répète Loup Noir, Loup Noir, on rend définitivement les armes. Même, on l’avoue, on a la gorge dangereusement serrée.
Profitant de cette faiblesse cardiaque momentanée ressentie par toute la salle, les deux bourriques enchaînent bam! dans ta face, sur un Palais noir à la rage glaciale. Claps synthétiques, nappes techno, guitare malade, toute en effets anguleux et acérés : on plonge dans un brouillard électrique poisseux, peut-être moins compact que sur l’album mais tout aussi glaçant. Une autre belle réussite. On ne s’attend pas alors au nouveau numéro d’équilibriste des deux musiciennes qui va suivre.
Le chapiteau devient instantanément silencieux. Le duo, qui aime frotter les contraires, se lance en effet dans une version a capella, à deux voix, à l’unisson, du Monde du Silence. Ce qui a pour double effet de laisser entendre parfaitement les paroles et donc, leur humour, à une salle qui alternativement éclate de rire et retient son souffle, bluffée par cette version dénudée et bouleversante. Un moment en même temps drôle. Et suspendu. Dans l’obscurité, la silhouette des deux musiciennes se détache dans une lumière dorée qui rajoute encore à la magie de l’instant. On s’accroche une nouvelle fois à cette émotion invisible qui semble flotter entre les visages des jeunes femmes, entre leurs deux voix qui se mêlent comme un regard échangé. On reste happé, le regard tendu sur le fil de la complicité du duo, ce lien à l’intimité et à la confiance inébranlables, à l’intensité à la fois troublante et rassurante, à la fois personnelle et partagée. Le public ne s’y trompe pas, et plus le concert avance, plus la chaleur des applaudissements devient intense.
Juste après ce nouveau coup au cœur, la nouvelle version de Jamais Jamais (qu’on découvre en live) nous emballe version XXL. Commençant doucement (Carla aux claviers, Julia à la voix), le titre se construit progressivement tout en échos : la voix de Julia passe par un effet delay (?) et certaines paroles se répètent progressivement, jouant sur l’ampleur et la profondeur de l’espace. Jamais jamais tu ne me retrouveras, je suis devenue une montagne (…) je suis devenue l’eau du lac / du lac à deux pas de chez toi / plus près je suis moins tu me vois » chante Julia, Niobé moderne transformée en paysage en larmes. Comme sa voix devenue échos se répétant à l’infini. Carla se lève derrière ses claviers. Le titre cascade alors, d’échos en boucles, alliant électro minimale aux sonorités aussi subtiles (sorte de claps/claquement de portes) qu’addictives, montées rythmiques et interprétation juste renversante.
Sur Bleu Lagon qui suit, le chapiteau se transforme de nouveau en dancefloor : voilà que nos deux bourriques collent des fourmis de feu dans les jambes du public. Prouvant une fois encore qu’il serait bien dommage de s’interdire de quelconques territoires musicaux. L’archet de Carla danse à toute allure sur les cordes, Julia lance les boucles. L’alliance des pizzicati aux petites notes synthétiques, des nappes de cordes au pied four on the floor est des plus réussies et la salle ondule quasi comme un seul homme. Je vais faire la fête à en crever chantent ensemble les deux jeunes femmes à un public désormais totalement débridé, qui les accompagne en hurlant de plus en plus fort. On le répète, on ne saurait trop remercier les Mansfield.TYA de ne se censurer aucun territoire, de n’exclure aucune émotion, de la mélancolie aux sourires, de la violence à la tristesse, de l’absurde au sublime (et on en passe. Tellement). D’assumer, toujours, disque après disque, concert après concert, de tracer, découvrir, voire creuser et affirmer un propos, une recherche et une cohérence éminemment personnels.
Démarrent alors les stridences du début de La nuit tombe, que Carla décoche de son archet glissant au bas des cordes de son violon, concentrée à l’extrême. Le superbe travail sur les lumières participe à faire de ce set un joyau brut et noir. Dos à dos, mais tout aussi intensément reliées, Julia au micro face aux machines, et Carla la tête penchée sur les cordes, ne lâchent rien et nous plongent à nouveau dans des ambiances sombres, construisant progressivement, nappes après boucles, une cathédrale nocturne (le texte de Julie Redon n’aurait pas déparé sur Nyx), marquée tantôt par une rythmique martiale et lente, un violon tournoyant devenu quasi fou, des basses lancinantes et des ambiances chaotiques. Le son s’épaissit de plus en plus et l’on se perd dans les dédales de ce morceau qui chaque fois prend plus d’ampleur. On a le cœur qui vacille. Et on semble bien ne pas être les seuls puisque que le titre s’achève dans une salve d’applaudissements à tout rompre, la salle semblant avoir pris ces déflagrations finales direct dans la poitrine. On ne sait pas trop si on est un public qui aime la mort (« le public est bien. C’est un public qui aime la mort. Ça se sent tout de suite. » disait Julia d’un autre concert), mais on est sacrément ébranlés. On regrette juste de voir ce live en festival et de ne pouvoir en profiter davantage.
On comprend donc aisément que les deux musiciennes soient rappelées à corps et à cris sur scène après ce final aussi envoutant que sublime. De retour, Julia prévient : elles ne sont pas d’accord sur le morceau à jouer. C’est Carla/Corpo Inferno qui l’emporte. Le dico, souffle-t-elle. Autrement dit, Le dictionnaire Larousse, à deux violons -plus exactement violon/alto on croit ?-, l’alliance entre texte plein d’humour et sublime interprétation à la finesse époustouflante met à nouveau tout le monde d’accord. Pizzicati et arpèges se mêlent en contrepoint de la voix de Julia -et de celle de Carla qui la double parfois-. Là encore, la salle écoute sans en perdre la moindre nuance. Les souffles se figent sur un chœur aérien où les deux voix montent faisant frissonner nos épidermes dans un unisson qui nous colle au tapis. On pense retrouver notre souffle sur les facéties suivantes (de Fernand Fourreau à Brigitte Bardot). Peine perdue. Carla fait trembler les cordes sous son archet et le même chœur nous rétame tout pareil.
Le set s’achève avec Julia à la guitare et Carla au violon pour le seul titre qui ne vient pas de Corpo Inferno, Je ne rêve plus. Julia prévient à nouveau la salle qui rigole : elle ne se souvient pas des notes. Ni des paroles. Ce qui conduit Carla à lui souffler le début (« devenir cinglée » ) avant un éclat de rire général des deux côtés de la scène. Leur complicité est toujours aussi belle à voir. « Je ne me lasse pas de jouer et rire ensemble » disait Carla. Et nous de les entendre jouer et rire ensemble. Mais très vite, le rire s’amuït et l’interprétation du morceau fend les âmes et les cœurs. Devenir cinglée Et se taper La tête contre les murs Multiplier sur moi toutes les fractures Cumuler L’absence et la torture Ensommeillée Je ne rêve plus. On se laisse prendre, accroché une fois encore par les regards et les sourires entre les deux musiciennes, les cordes bouleversantes de Carla et ce texte juste déchirant. Ça tremble même dangereusement à l’intérieur. Et pas que pour nous.On laisse pourtant partir le duo, à regret, mais avec le sentiment, une fois encore, d’avoir partagé un bien chouette moment. « J’adore ça, jouer. J’attends ça toute la journée. Je trépigne » avouait Julia. « Julia a raison. C’est ce qui compte. Ce qui donne du sens. Un supplément de vie ces instants » (Carla).
On n’aurait pas mieux dit. Leurs concerts sont de ceux-là. De ceux qui comptent, de ceux qui donnent du sens.
Jeanne Added
Par Yann
Nous avions manqué Jeanne Added à l’Aire Libre en décembre 2014 lors des Trans Musicales : séance de rattrapage au festival Mythos ce mardi soir, sous un chapiteau plein comme un œuf. Nous nous faufilons difficilement dans les premiers rangs pour découvrir cette artiste au parcours musical dense et varié : une quinzaine d’années dans le monde de la musique mais un tout premier album solo, Be Sensational, qui a reçu un accueil enthousiaste à sa sortie en juin 2015. Avant d’écumer les grands festivals cet été, elle est de passage sous le chapiteau du Cabaret Botanique.
Le line-up a été légèrement modifié depuis quelques mois : le trio est devenu quatuor, avec toujours Narumi Herisson (claviers, chœur), mais aussi Marielle Chatain (claviers, chœur, batterie électronique) et Emiliano Turi (batteries). Le trio s’installe avant l’arrivée de Jeanne Added qui démarre le set avec le sombre Be Sensational : le magnifique chant choral devient post-punk avec sa rythmique martiale.
Un début de set lent et sombre avec l’enchainement Miss It All / Ready : mention spéciale pour les arrangements sur Miss It All, avec ses nappes électro glaciales et son chœur tribal. Le rythme s’accélère brusquement avec le très attendu It, dansant à souhait et marqué par ses oh oh, repris en chœur par des spectateurs qui font sérieusement vibrer le parquet du Cabaret. Jeanne saute sur le devant de la scène et semble (enfin) se libérer d’un trac palpable au début du set. Le contraste est saisissant avec la ballade pop Look at Them : un set drôlement bien foutu, qui joue les montagnes russes sans perdre en cohérence.
Puis vient le percutant A War is Coming, tubesque au possible puis l’autre pépite dansante de l’album, Back To Summer. Le flow de la voix de Jeanne est incroyablement précis, et on sent le bagage jazz, et plus particulièrement scat, de ses débuts à la Royal Academy of Music de Londres. Une voix qui lorgne aussi du côté lyrique (sa formation initiale au Conservatoire de Paris), avec une jolie palette entre timbre délié et grain sombre et légèrement éraillé. Et que dire des chœurs assurés par Marielle et Narumi, amples et joliment accordés.
Le rythme s’essouffle malheureusement en fin de concert, notamment sur Suddenly , étiré à l’excès. C’est d’ailleurs ce que l’on peut regretter sur un certain nombre de morceaux : des rallonges inutiles qui donnent le sentiment de rejouer le morceau à l’envi, sans valeur ajoutée. Après une belle reprise épurée de We’re Gonna Rise des Breeders (basse, chant), le set s’achève sur Night Shame Pride, un peu longuet une fois de plus, et inutilement chargé en nappes synthético-symphoniques. Un bémol que l’on regrettera sur plusieurs titres : le dosage voix / nappes est plutôt équilibré sur l’album, mais les jolies harmonies vocales sont souvent noyées sous des vagues de synthés en live.
Cependant, le projet est tout récent et il devrait gagner en équilibre dans les mois qui viennent. On espère juste que Jeanne Added conservera l’urgence de certains titres, même si l’on est conscient que le set est parfaitement calibré pour la tournée des grands festivals estivaux à venir. Nous aurions préféré un peu plus de sobriété dans les arrangements, ce qui aurait été plus cohérent avec l’ambiance feutrée du Cabaret Botanique. Ceci reste très subjectif si l’on s’en tient à la réaction très enthousiaste d’un public conquis. Plaisir partagé par le groupe, Jeanne masquant difficilement son émotion de rejouer à Rennes : elle remerciera notamment le festival des Trans Musicales et l’Aire Libre pour la résidence et les concerts de décembre 2014, véritable rampe de lancement de cette nouvelle aventure musicale.
Photos : Guillaume
* L’orthographe a été modifiée.