Pour cette troisième soirée aux Embellies, cette fois-ci à l’Ubu, le festival avait choisi une affiche culottée et courageuse. Pari réussi, et même haut la main. Ce vendredi 4 mars, Liesa Van der Aa et ESB ont livré deux concerts aussi personnels que captivants. Compte-rendu.
Liesa Van der Aa
On a déjà bien hâte de découvrir la musicienne belge Liesa Van der Aa, tant l’univers hybride entre avant-garde et pop de la jeune femme (qui est aussi actrice -et nous on a le temps de rien!-) se révèle singulier et libre. « Elle est exactement entre l’expérience, le laboratoire sonore et la virtuosité classique » cartographiait France Culture. Violoniste de formation classique, Liesa Van der Aa découvre le souffre du Velvet et Chet Baker et hybride sa musique, pour une pop baroque gorgée d’expérimentations. On a déjà eu l’oreille alpaguée par ses deux premiers albums, Troops, enregistré à Berlin par Boris Wildorf (Einstürzende Neubauten) en 2012 et son dernier (très) long format, Woth, (2015) rien de moins qu’un triple album scindé en trois chapitres, qui s’inspire des cérémonies funèbres égyptiennes antiques. Woth, ou autrement dit Weighing of the Heart, la pesée des âmes. Soit. Un album riche, dense, qui tente de dire (un peu) la complexité en se permettant de mélanger l’électro (parfois indus) à la pop baroque (parfois aérienne), en passant par une pop-rock structurée un poil trash et bizarre (et on est loin du compte). Bref, on ne sait trop comment la jeune femme arrive à dépêtrer cet agrégat passionnant en live et on a hâte de le découvrir.
Seule avec son violon (en réalité elle en a deux) découpé, une cascade de pédales devant elle (ce n’est pas une image, c’est un véritable escalier), une petite table de mixage (ou un clavier ?) à sa gauche, Liesa Van der Aa nous plonge tête la première, les dents sur le carrelage, dans son univers dense et âpre, où le violon se trouve tour à tour / simultanément bouclé, percussif, saturé. Une musique expérimentale, exigeante, mais bizarrement accessible. On se raccroche, entre deux stridences, à des mélodies qui touchent encore plus intensément et qui se révèlent bien souvent immédiatement désarmantes. Entre chaos sonore maîtrisé et réconfort mélodique, les oreilles s’étirent. Voire font le grand écart.
La première moitié du set, plutôt rugueuse, se révèle oppressante mais passionnante. On Health (chapter one -on ne sait pas trop comment différencier les titres car ce sont les mêmes sur les trois parties de la trilogie -sauf un-) commence sur une sorte de cri larvé dans un micro bourré d’effets avant que Liesa Van der Aa ne se serve d’un jack (?) comme d’un interrupteur : son pouce entre en contact avec le métal par intermittences plus ou moins rapprochées et crée une boucle rythmique angoissante. Les sonorités, à la limite d’une alarme pour évacuation imminente, mêlées à une voix métallique qui strie l’oreille et rythmique tout en souffle haletant, oppresse soudain le palpitant qui se met à battre la chamade. Need to get stronger I’m weak/ Need to get stronger I’m weak/ Need to sleep go back to work / This is going to hurt scande à toute allure la voix de la jeune femme. Les injonctions deviennent de plus en plus intenses pour atteindre un climax encore accru par un silence final brutal.
En partie intimidée (ou désarçonnée), la salle est soudain rassurée par le délicieux accent flamand et l’humilité de la jeune femme, qui nous tutoie en avouant son trac tout de go « tu me fais peur » mais se lance courageusement dans un nouveau nœud gordien fait de boucles et de pédales. La reprise de Wonderfl Life (Black), tout en cordes frottées et rythmique fouettée ralentit le propos. Sa voix caresse, agrippe puis râpe, le violon devient progressivement guitare électrique. En un seul morceau, Liesa Van der Aa passe du chuchotement au cri, sans que cela ne semble le moins du monde fabriqué. Au contraire, la jeune femme sertit son propos dans une forme mouvante, parfois retorse, mais toujours juste et sincère.
Alors certes, la musique de la jeune femme est certainement un tantinet déroutante pour certaines oreilles (qui préfèrent aller au bar), mais une autre partie de la salle (nous en sommes) est complètement captivée par la richesse et la densité de l’univers présenté par la jeune femme.
Pour la seconde partie du concert, Katrin Lohmann (qui a notamment signé les paroles de morceaux de Troops et Woth) rejoint Liesa Van der Aa sur scène. « Ma meilleure amie » présente Liesa Van der Aa. Voix, clarinette ou harmonium à soufflet, la musicienne apporte un souffle plus acoustique à cette seconde partie de set, tout aussi réussie (malgré les chasses d’eau régulières qui viennent troubler notre oreille sur les harmonies vocales quasi a capella). On the Heart (Chapter two) et On the Heart (Chapter three) sont particulièrement émouvantes. Quelques dissonances à peine, pour densifier le propos, mais surtout une écriture pop et mélodique à la limpidité saisissante. Et désarmante. Les voix des deux jeunes femmes se mêlent à l’unisson : on se perd au milieu des magnolia trees, entre la mer et le ciel, la lumière et l’obscurité (There was the sea/There was the sky…). Le refrain tout en harmonies à deux voix d’On the Heart (Chapter three) est même un moment suspendu.
On Shadow (chapter two) reste aussi acoustique dans sa forme, mais se révèle à certains moments légèrement plus âpre et dissonant lorsqu’il monte en intensité. Liesa Van der Aa ne sait pas trop si elle doit encore jouer, si elles ont encore le temps de faire un morceau et surtout, si la salle a envie qu’elles continuent. En partie rassurée par le public, elle livre alors une version tout bonnement époustouflante d’un titre de son rare (ce soir) premier album Low Man’s Land dont les paroles ont justement été co-écrites avec Katrin Lohmann.
Une nouvelle fois, Liesa Van der Aa fait preuve d’une folle dextérité avec violon et pédales, tout comme de réelles qualités vocales (puissance, justesse, expressivité…).
Commençant par une rythmique en cordes grattées sur laquelle se greffe une basse élastique (la corde la plus grave du violon), puis des boucles de violon transformé en guitare électrique tout en distorsions, entrecoupées de parties au violon plus classique, de pizzicati ou d’archet grinçant sur les cordes, Low Man’s Land est une sorte de cabaret détraqué et somptueux, entre brics et brocs, à la beauté aussi angoissante que libératrice.
Il nous évoque à la fois le Berlin des années 20, le Berlin Ouest des années 80 et ces grands écarts entre la musique industrielle d’Einstürzende Neubauten, le Nick Cave de From Her to Eternity, le cold punk de Malaria! (même si bien sûr les sonorités de la musique de la jeune femme n’ont pas grand chose à y voir). Autrement dit : le sublime dans l’absurde, l’obscurité dans la lumière (et vice-versa), le baroque dans la forme. Au final, la musique de Liesa Van der Aa est dangereuse et déchirante, émouvante et aérienne. Mais on sent que désormais, on ne pourra faire sans.
ESB
Juste avant ESB, Monstromery (qu’on nous avait promis en concert sauvage durant toute la durée des Embellies) squatte le fond du bar pour un concert impromptu qui attire aussitôt une foule dense. Trop loin de l’épicentre, on n’entend que la batterie, noyée dans l’agitation et le brouhaha devant le bar. Les rangs sont si compacts qu’on abandonne la partie, se promettant de retourner voir le chouette duo rennais composé de Benjamin Ledauphin et Yoann Buffeteau sur une prochaine date pour pouvoir profiter au mieux des nouvelles compos de la belle bande.
De retour devant la scène, on découvre une sacrée tripotée de fils, de jacks, de potards et autres étonnantes mollettes au milieu de synthés analogiques (Korg, Arp, Moog, notamment si on ne se trompe pas trop ?). Car ESB, hydre à trois têtes (chercheuses) composée de Thomas Poli (Laetitia Shériff, Montgomery), Lionel Laquerrière (Nestor is Bianca, Geysir) et Yann Tiersen, a troqué les guitares, accordéon, violon et autre piano habituels contre des synthés analogiques pour composer une musique pleine de textures et d’ondes fascinantes. Feu Electronische Stauband (un jeu de mots sur Dust Lane, la tournée sur laquelle les trois musiciens ont commencé le projet ?), ESB est né en 2010 comme un jeu, pendant les balances avant les concerts en adaptant les morceaux de l’album de Yann Tiersen –Dust Lane, donc- en version électro plutôt seventies. Jusqu’à ce qu’un festival italien (Acusmatiq pour la petite histoire) invite le trio à présenter ces versions sur scène pour un concert. Pour le coup, les musiciens se sont pris au jeu et la date a suscité l’envie de monter un réel projet musical, composé entièrement à trois. Depuis : un sept pouces (sur le Thoré Single Club ), un premier album Square/Triangle/Sine, sorti en 2015 chez les Allemands de Bureau B et une toute récente K7 d’enregistrements live réalisés lors de la dernière tournée du trio entre l’Allemagne et la France (disponible sur Impersonal Freedom).
Ce soir, c’est avec les nappes envoûtantes de Market que Thomas Poli (à gauche), Lionnel Laquerrière (au centre) et Yann Tiersen (à droite) débutent le set. Quasi en arc de cercle, entourés par des hauts-parleurs qui leur servent de retour, les trois garçons lancent de premières ondes qui vibrent doucement les tympans. Au fur et à mesure, les nappes épaississent jusqu’à ce que le son devienne quasi palpable : les basses frémissent doucement tandis que les lentes notes plus hautes s’impriment sur notre cornée auditive. Les diverses textures, aux hauteurs différentes, constamment modulées dessinent un spectre sonore version XXL. Les timbres se mélangent, se détachent. Et c’est l’une des magistrales réussites d’ESB : cette étonnante alchimie, cet équilibre tout en apesanteur qui laisse une place à chacune des ondes du spectre sonore pour se faufiler jusqu’à nos circonvolutions cérébrales.
Mais la musique d’ESB est avant tout terriblement sensuelle. On se laisse surprendre : le morceau a progressivement gagné en intensité et les motifs qui se répètent sont désormais devenus addictifs. On se retrouve totalement immergé dans cette masse sonore dont on suit avec un bonheur ineffable toutes les variations. Les têtes et les corps ondulent, pris par par le plaisir qui se déverse en cascade au cœur des synapses. Car la musique d’ESB a beau être instrumentale, elle n’en est pas moins immédiatement accessible. Juste derrière nous, une joyeuse bande d’hurluberlus ne boude pas son plaisir et manifeste son adhésion haut et fort. Jellyfish, qui suit, est peut-être le morceau qui paie le plus son tribut à la galaxie kraut/mélancolie hypnotique/répétition synthétique (versant Kraftwerk, Klaus Schulze, Popol Vuh, Neu !), mais ESB nous semble aller bien au-delà de la copie référencée (voire révérencieuse) aux anciens. L’instrumentation favorise le rapprochement, mais ESB va/est au-delà. Le final de Jellyfish, avec une nouvelle fois, une montée en intensité particulièrement bien sentie ne modère pas les ardeurs (notamment de nos pré-cités voisins) et la foule, désormais en rangs serrés, semble particulièrement ravie.
Marqué par une boîte à rythmes ascétique, parfois crépitante, parfois asthmatique, le début de Late ralentit temporairement le tempo mais se révèle tout aussi passionnant à suivre. Les sonorités deviennent alors de plus en plus grasses, pour mieux envelopper la salle. Les trois musiciens, concentrés, se jettent quelques coups d’œils, quelques sourires pour amorcer breaks ou changements mais restent principalement campés derrière leurs machines sans qu’on ait trop idée de ce qu’ils font avec. C’est peut-être l’une des rares choses qu’on regrettera (mais on se demande bien comment il serait possible de faire autrement sur une configuration classique de scène), l’impossibilité de voir souvent le jeu des musiciens. Fort heureusement, certaines machines offrent des surprises plus visuelles, tel ce synthé en front de scène, aux étonnantes touches dessinées sur le métal, couvert d’une chevelure de câbles rouges et noirs ou cet autre instrument (on ne sait diable pas du tout ce que c’est) dont une sorte de câble métallique, frappé, caressé, percuté par Thomas Poli produit d’étranges et stupéfiantes sonorités.
Un ami placé plus loin, regrettera également le son qui ne se révèle pas à la hauteur de ses attentes, les nuances se trouvant escamotées, voire transformées en bouillie sonore. Tout devant (photo oblige), on n’a pas le même ressenti. D’abord croit-on, du fait de nos gais lurons de voisins qui nous crient joyeusement dans l’oreille et chantent à plein poumons sur tous les morceaux (oui, la musique d’ESB est pourtant bien instrumentale). Mais sûrement beaucoup, aussi peut-être parce que pour nous, l’essentiel du son semble parvenir par les retours sur scène. On mesure donc notre chance puisque tout sonne parfaitement dans nos oreilles.
Les longs développements de Late, tout comme ceux d’X2, maintenant qu’on est entré totalement dans le set, finissent de captiver la foule. Si le groupe a une trame qu’il suit en concert, les trois musiciens improvisent également, jouant sur l’intensité, la tension des vibrations qui ne sont jamais tout à fait les mêmes. Flashlight et ses notes tournantes, aux timbres modulés et fluctuants, révèle une mélancolie un peu voilée qui n’en reste pas moins dansante. Nos pieds continuent de suivre les montées, les ralentissements, les reprises. On se laisse une nouvelle fois gagner, complètement immergé dans la matière sonore dont les trois musiciens travaillent les grains et les textures, par les envolées d’une pop qui sonne avant tout organique et pas seulement Kosmique.
Le souffle sonore de l’électricité, la matière vibratoire des ondes, la place laissée à la mélodie ou le bel équilibre des ambiances sur la longueur du set, tout comme une réelle maîtrise des reliefs font de ce live une aussi réjouissante réussite que celle de l’album. Avec ce souffle épique en plus, cette respiration organique du vivant, ancrés dans la temporalité du son en live dont on se délecte fiévreusement.
L’irrésistible Spoon vrille alors les esgourdes de toute la salle, qui clame son adhésion de manière de plus en plus expressive. Nos voisins qui nous malaxent tout autant l’oreille que les lombaires n’en sont que plus enthousiastes. Et la doublette Kim/Seventeen qui conclut le set (si on ne se trompe pas) achève de mettre tout le monde d’accord avec ses développements de plus en plus hypnotiques.
Au final, deux très bons concerts, aux ambiances et aux formes très différentes, mais qui ont permis d’entrer dans des univers aussi personnels que captivants. On ne peut que remercier les Embellies de cette programmation un chouïa ambitieuse, pas forcément facile d’accès au premier abord, mais qui s’avère passionnante (voire électrisante) de bout en bout.
Photos : l’oreille malaxée par de joyeux hurluberlus, l’imperturbable Mr B.
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