Plus de 10 000 personnes ont répondu à l’invitation de l’association Electroni[k] pour ce Premier Dimanche de février aux Champs Libres. Quitte à se risquer entre les pattes d’un singe ou sous la queue d’un serpent. Quitte à découvrir de nouveaux mondes dissimulés sous une apparente normalité grâce à une loupe rouge ou à s’en construire d’inédits couleur malabar. Quitte à tourner des manivelles, s’affaler sur des coussins ou à transformer le café des Champs Libres en dancefloor. On vous raconte.
Testée et approuvée, la formule des Premiers Dimanches aux Champs Libres est reconduite en 2014-2015. Non seulement l’équipement culturel rennais vous ouvre ses portes le dimanche, mais non content de vous accueillir pour le planétarium, la bibliothèque ou les expos, il laisse ses clés à une association ou une structure du paysage culturel rennais pour animer les lieux le premier dimanche de chaque mois. Ce dimanche 1er février, c’était l’association Electroni[k] qui re[k]idnappait les lieux. La première fois, Monstres & Merveilles étaient conviés. Cette fois-ci, Electroni[k] nous invitait à explorer Le monde des possibles, à nous ouvrir les sens et à garder nos rêves éveillés.
L’association Electroni[k] :
L’association Electroni[k] propose différentes manifestations à Rennes, notamment pendant le temps fort Cultures Electroni[k], désormais devenu Maintenant autour des arts, de la musique et des technologies au travers de spectacles variés et souvent atypiques, mais toujours d’une réelle qualité artistique.
Chaque année, depuis 14 ans, Cultures Electroni[k] nous étonne avec des propositions souvent décalées : concerts subaquatiques, soirées clubbing débridées, concerts en pyjama, drive-in, concert de légumes, de haut-parleurs ou de machines à coudre, boums familiales ou concerts de musique contemporaine n’en sont que quelques exemples !
En plus des offres plus classiques, Electroni[k] s’attache ainsi à constamment expérimenter de nouvelles formes d’accueil et d’interaction avec le public : des lieux apparemment incongrus (une piscine, un dojo, une maison de retraite…), des formats étonnants (des concerts sous l’eau, des installations qui s’écoutent sur des lits suspendus, des performances qui se découvrent au cœur de dispositifs sonores englobants ou de visuels hallucinants, des concerts au casque…). Et surtout, une volonté de s’adresser à tous les publics.
Le hall transformé en jungle pour animaux géants
En pénétrant dans les Champs Libres, nous sommes accueillis par moult animaux exotiques géants à l’allure aussi pacifique que débonnaire. Ces créatures gigantesques sont le fait de Vincent Godeau à qui l’équipe d’Electroni[k] a confié la scénographie de ce premier dimanche.
Chacune d’entre elles prend ses aises dans le hall des Champs Libres pour le plaisir de tous les curieux : une girafe les pattes au rez-de-chaussée jette un coup d’œil à la mezzanine du premier étage, tandis que quelques lutins hauts comme trois pommes improvisent une cabane sous son abdomen. Un chameau-dromadaire étire ses bosses le long de la vitrine de l’équipement culturel, un singe offre l’abri de ses pattes aux visiteurs de la bibliothèque… Quant aux ophiophobes (dont nous faisons partie), ils n’ont aucune crainte à se faufiler entre les méandres bien sympathiques d’un serpent géant. On verra même plusieurs enfants amusés et sereins passer joyeusement leur tête entre les mâchoires du très gentil reptile durant le concert de clôture.
Concerts aux casques
On arrive à 14h30 pour le premier concert au casque de l’après midi, malheureusement déjà complet… Sur le parquet menant à la salle de conférences, de gros coussins rouges ont été disséminés. Autour, des chaises pour ceux qui ne peuvent (ou ne souhaitent) pas s’affaler sur les coussins molletonnés ainsi que plusieurs casques d’écoute et leurs stations de contrôle (qui permettent à chacun -riche idée- de régler le volume comme il le souhaite). Le principe : découvrir au casque le concert d’un artiste issu de la scène électronique rennaise : Knappy KaiserKnappy (aka Elsa Quintin du projet Pilot) et son ambient vitaminé à l’éclectisme bienvenu, Les Gordon responsable d’une sacrée tripotée de compositions souvent aussi douces et graciles que ouatées et Chambry (aka Quentin Chambry aussi connu comme graphiste, créateur de fanzines, membre du collectif 126, skateur, …), amateur de collages sonores de house soulful.
Bon, pour notre part, on est marabouté du concert au casque ce jour là et on ne pourra pas en entendre un seul (toujours complet). Mais à chacun de nos passages, les auditeurs semblent particulièrement attentifs et curieux (assez fascinant d’observer la scène de l’extérieur, dans le silence complet).
Benjamin Jarry en solo et en quartet
Comme l’équipe d’Electroni[k] a choisi de ne pas penser l’après-midi en termes de parcours continu, mais plutôt en termes d’offres différentes un peu partout, parfois au même moment, on court dans les escaliers pour monter au Pôle Musique de la Bibliothèque.
Celui qu’on ne voulait pas manquer joue son premier set en solo : Benjamin Jarry. Le musicien nantais utilise son violoncelle et des traitements électroniques pour boucler les différentes mélodies jouées sur son instrument à l’aide d’une pédale de boucles, un peu à la manière de Julia Kent. Mais c’est surtout autour de la répétition que tournent ses compositions. Les motifs se répètent pour s’entremêler progressivement comme chez Steve Reich. De façon étonnement accessible et complexe, même. On manque le début du set solo, mais on est très vite hypnotisé par ce qu’on entend. La profondeur organique du violoncelle qui résonne dans la bibliothèque et le minimalisme des compositions ont tôt fait de nous emporter totalement. Le musicien clôt ce premier set avec une version solo de Double Bind, qu’il rejouera tout à l’heure en quatuor.
A 15h30 (et 17h), le Nantais revient en effet en quatuor pour le projet Double Bind, avec deux violoncelles (l’autre est tenu par Suzanne Fischer), une clarinette basse (ou pas basse, par Clara Bodet) et un piano (Sandy Ralambondrainy).
On aura d’ailleurs bien du mal à croire que c’est le premier concert de la formation, tant on est une nouvelle fois fasciné par ce qui se joue dans nos oreilles. Compositions qui s’organisent sur la répétition mais qui se révèlent paradoxalement, à tiroirs, bifurquant d’un motif à un autre et révélant une grande variété. Nos oreilles ne s’ennuient pas une seconde et trouvent constamment matière à s’émerveiller, à repartir aux aguets, suivre de nouvelles pistes. On a adoré la version solo. On aime tout autant le quatuor qui vient donner un nouveau relief aux compositions, d’une part avec l’entremêlement des différentes voix qui rendent encore plus complexe la composition. D’autre part grâce à l’étendue du spectre des timbres qui jouent ensemble : la clarinette basse donne une profondeur remarquable (on y entend même les trains de Steve Reich) aux voltiges des violoncelles, tandis que le piano apporte une richesse rythmique (et harmonique) supplémentaire. Bref on n’en perd pas une note et on ressort de là totalement emballé une nouvelle fois, la tête débordant de notes et de motifs qui tournent en boucle. Grand.
Ateliers, installations et œuvres interactives
On redescend alors de la bibliothèque. A l’une des entrées des Champs Libres, c’est le grand n’importe quoi avec Bloom Games d’Alisa Andrasek et José Sanchez. Les pièces rose éclatant de ce monumental jeu de construction donnent naissance à de multiples structures futuristes ou encore à d’étranges créatures fantastiques couleur malabar. Plus de 2 800 (?!) morceaux de plastique rose (recyclable) de 40cm de long se combinent, se décombinent, forment d’immenses fleurs ou de grosses boules de plastique rose, des ponts fantasmagoriques ou des cabanes du troisième type (à chacun de les assembler comme bon lui semble et autant le dire, cet après-midi, certains s’en donnent à cœur joie) pour le plus grand délice des petits et grands. Qui soit construisent, soit se dissimulent dans ces fantastiques ramifications. Il fait un peu froid pour y rester des heures, mais certains semblent ne plus décoller.
A l’autre entrée, c’est à peine moins le bazar puisque chacun y va de son tampon encré, soit sur de petits cartons personnels, soit sur une fresque animalière collective et évolutive. La faute à 4 étudiants de l’EESAB qui ont concocté un atelier coloré recouvert de tampons animaliers du plus bel effet. Avec Imptamp, chacun choisit son animal, son encre, son support (carton coloré, grande fresque…), son format et tamponne avec bonheur. Chouette succès.
Tout comme plus haut, dans la coursive du café pour l’un de nos ateliers préférés : Cache-Cache dessin, joli jeu de camouflage imaginé par les joyeux drilles Vincent Godeau et Agathe Demois. Armés de crayons gris ou bleu et de superbes lunettes rondes au filtre rouge, les participants sont invités à dissimuler à l’intérieur de dessins au maillage rouge vif représentant arbres, camions, animaux en tout genre et on en passe, ce qu’ils veulent bien y planquer. Avec malice et application, les enfants (et parfois plus grands) prennent un plaisir communicatif à cacher leurs créations dans de magnifiques camions, nuages, arbres, animaux ou usines… On ne vous raconte pas les surprises en passant les grosses loupes dévoilant de façon spectaculaire ce que dissimule la grande fresque réalisée une fois tous ces dessins collés… Du squelette d’un personnage devenu apparent à l’aquarium plein de poissons exotiques à l’intérieur de la remorque d’un camion en passant par un chauffeur peu sérieux faisant le poirier ou à un arbre dissimulant oiseaux et cerises dans son feuillage, les surprises sont nombreuses. Et le plaisir des enfants est aussi grand lorsqu’ils dessinent ou découvrent les facéties de leurs camarades. Une nouvelle fois, une super réussite !
Depuis le début de cet après-midi, on croise petits, grands ou moyens avec un disque de carton format vinyle dans tous les recoins des Champs Libres. Certains se demandent bien d’où ça peut venir, cette épidémie de 33 tours… On les invite alors à s’engager dans la file d’attente devant Bretagne des 1 001 images plongée dans le noir pour l’occasion. En rentrant, on trouve une dizaine de personnes accroupies devant des tables en train de noircir au marqueur des disques de carton format 33 tours au gré de l’inspiration du moment et avec une sacrée application. Il y a des minutieux qui jouent sur l’épaisseur du trait, des réguliers qui forment des motifs répétitifs à égale distance les uns des autres, des bordéliques qui brouillonnent, des imaginatifs qui transforment leur disque en visage tirant la langue ou en pizza quatre saisons…
De l’autre côté, dans le noir, éclairé par une seule lumière blanche, le Dyskograf. Ce superbe meuble tourne-disque lit les plages noires dessinées sur des disques en carton à l’aide d’une caméra pour les traduire en sons. Avec en plus un sélecteur 33/45 tours, un curseur pour contrôler le pitch et un bouton pour inverser le sens de rotation de la platine. Tout le monde se prend au jeu et beats plus ou moins désordonnés font le plaisir de tous, chacun étant curieux de voir comment la réalisation de l’autre va sonner, qu’il s’agisse de tirets en code morse ou d’une toile d’arraignée pour spider-dj. Ca rigole, écoute, mélange, pitche dans la bonne humeur, quitte à ce que les ardeurs graphiques se révèlent un poil hardcore à l’oreille. Less is more, soufflent Mies van de Rohe ou Robert Hood.
Les responsables du Dyskograf, c’est la belle bande d’AVoka Productions. Et des machines curieuses, interactives et poétiques, ils en ont planqué d’autres dans les dédales des Champs Libres. On grimpe donc les marches de la Bibliothèque pour découvrir d’abord sur la Mezzanine une installation visuelle qui permet aux plus minis de réaliser de petits films d’animation : Akuery. On pose des formes géométriques aux couleurs variées sur une table lumineuse ronde. On appuie sur un bouton et voilà une image de ce qui va constituer un véritable film d’animation projeté en direct. L’interface est très astucieuse et la prise en main immédiate. Et le petit bonhomme devant nous choisit très attentivement chacune des formes qu’il pose sur la surface, avec un bonheur visible jusqu’au bout des oreilles.
Plus haut, au 5ème étage, dans l’obscurité de la Chambre noire, c’est le Persystograf, créé par Avoka et Bernard Szajner, qui ravit les oreilles et les yeux. L’appareil est une sorte d’orgue de barbarie mutant de l’ère électronique : on l’actionne à l’aide de petites touches rondes et d’une manivelle afin de créer en même temps une œuvre sonore et visuelle lumineuse en rotation. Petites mains tournent, appuient, les yeux émerveillés, souvent dans une pièce pleine d’un silence qui écoute. Cet appareil particulièrement intuitif fascine aussi bien les oreilles en emplissant la salle de sonorités quasi magiques (superbe travail sur le son !) que les yeux avec ces lumières colorées tournoyantes qui semblent prendre de l’épaisseur sous nos yeux. Magique.
On pleure In the Woods créé par Camille Scherrer annulé pour cause de problèmes techniques, nous a-t-on dit. Travaillant aussi bien sur la simplicité apparente que sur une approche essentiellement intuitive, la jeune designer suisse devait jouer sur l’émerveillement et la surprise juste à partir d’ombres et de sources lumineuses. Transformer la réalité « pour faire croire aux gens qu’on vit dans un monde où la magie est encore possible » nous emballait bien comme concept et on avait hâte d’observer kids et plus grands se transformer en créatures fantasmagoriques sans s’en rendre immédiatement compte, au détour d’une forêt en ombres chinoises. Tant pis, on espère que cette drôle de forêt reviendra faire un tour du côté de Maintenant. Autre retour gagnant, celui du Projet Pilot.
Le pouvoir des crayons stylos
Plus de 2000 personnes s’étaient pressées au Parlement de Bretagne en octobre dernier durant le festival Maintenant pour découvrir le délirant et stakhanoviste projet d’Antoine Martinet et Elsa Quintin, Le Projet Pilot. L’association Electroni[k] et les Champs Libres vous offrait l’occasion de vous rattraper ce dimanche. Terminé 15 jours avant sa première exposition, le deuxième volet du projet Pilot est venu compléter le premier volet réalisé et exposé (entre autres) en 2012 pour Cultures Electroni[k]. Le principe est resté le même : réaliser un dessin collectif (à deux, donc) sous la forme d’un polyptyque de 8 panneaux de 180cm x 50cm uniquement dessiné avec le stylo pilot. Inutile d’y chercher un hommage à la marque ou un partenariat financier, la marque n’a rien à voir là-dedans. Le titre est plutôt un emprunt pop de l’outil qu’ils utilisent, et s’ils l’ont choisi, c’est d’abord pour la couleur de son encre un peu particulière (un peu violette, bordeaux) qui, utilisée sur le support qu’ils ont adopté sans trop y réfléchir (une sorte de papier aggloméré, cartonné, un peu robuste, légèrement jaune), offre un effet esthétique intéressant et permet de sortir de la dualité noir et blanc qu’on retrouve assez fréquemment avec le dessin.
Le dessin, donc. C’est d’abord lui qui est mis en valeur par ces deux impressionnants polyptyques. Le geste, minutieux, précis, appuyé ou non, dont la rigueur et l’application nous laissent sans voix. On n’imagine pas le nombre d’heures passées à la réalisation de ce projet : « La notion de temps long est centrale » expliquent d’ailleurs les deux artistes. « La beauté du geste appliqué et du temps passé « à faire » renouent avec des temporalités de fabrication proche de l’artisanat d’art ou des vieux métiers d’art » dont les deux jeunes gens se revendiquent. L’écho aux gravures anciennes nous saute également aux yeux. On est stupéfait par le jeu d’échelle entre la minutie du dessin se jouant au millimètre et la cohérence d’un ensemble de grande dimension. On s’étonne que les deux artistes soient parvenus à travailler en « local » , sur de petits espaces, des morceaux de panneau avec cette précision infime et cela, sans jamais voir réellement la globalité totale de l’œuvre avant l’accrochage.
Tout ceci (ou presque), un génial médiateur l’explique avec passion à un auditoire attentif, l’attirant de part et d’autre du polyptyque pour lui faire remarquer que les noirs ne sont en réalité que de très fins traits extrêmement serrés, que les différences entre les deux volets concernent tout autant la forme que la composition, soulignant à la fois l’unité et les différences qui émanent des deux polyptyques. Au Parlement, les deux volets étaient affichés sur deux pans à l’inclinaison différente. Pour cette présentation aux Champs Libres, tous les panneaux sont sur le même plan. Ce qui renforce de loin, la cohésion entre les deux volets. Mais si l’utilisation du même matériau, des mêmes stylos et de la même forme (huit panneaux aux mêmes tailles) font immédiatement apparaître chaque polyptyque comme deux volets d’une même œuvre, la différence entre les deux parties est également saisissante.
Sur le premier volet, un foisonnant ensemble de figures, de traits, de milliers de personnages s’imbriquent (on ne voudrait pas se tromper mais l’influence de Brugel ou de Bosch est encore une fois perceptible), allant de dinosaures et autres créatures fantasmagoriques à Ste Agnès portant ses seins coupés sur un plateau, sombres Anubis (?) infernaux côtoyant de cruels jeux du cirque hippie, modernité urbaine des affichages lumineux du début du 20ème siècle faisant suite à de terribles octopus marins, une mention de Melancholia renvoyant plus loin aux gravures de Dürer. Pleine de détails, fourmillante d’idées et d’apparente spontanéité, collant et imbriquant ensemble des univers qui n’ont rien à voir les uns avec les autres : scènes bibliques, médiévales, batailles navales, végétation luxuriante et fantasmagorique, références mythologiques (« c’est de la « fausse » mythologie. On reprend surtout des formes qui nous intéressent et on les vide un peu de leur sens » expliquaient les deux artistes en interview), la première partie de l’œuvre se distingue également par sa forme, l’espace occupé par le dessin jouant de courbes et d’espaces laissés blancs, mais rappelant également les vignettes/cadres de la bande dessinée (on soupçonne d’ailleurs un intérêt égal pour les œuvres de Burns ou Clowes dans cette précision du trait et dans les figures fantastiques qui prennent vie sous nos yeux).
Quand on interroge Antoine sur les difficultés que les deux artistes ont peut-être pu rencontrer pour imbriquer leurs deux univers graphiques, il nous explique que chacun s’est autorisé à repasser sur le dessin de l’autre pour donner davantage de cohérence à l’œuvre. Selon Elsa d’ailleurs, sur le premier volet notamment, les deux jeunes gens n’avaient pas la même iconographie, le même univers ou les mêmes techniques : Elsa aérienne, appuie peu sur le papier et intègre l’inachevé à son dessin – en laissant des parties non terminées pour leur apport esthétique- tandis qu’Antoine travaille davantage sur le volume, les matières. Pourtant force est de constater que déjà, sur le premier volet, la cohérence est là encore saisissante.
Pour le second volet, nous explique Antoine, « la question ne se pose pas vraiment » , du fait de la technique différente utilisée. Car si les deux artistes ont choisi de garder le même procédé (le dessin au stylo pilot sur un même matériau et dans un même format), ils n’ont pas eu envie de faire la même chose et ont été bien plus excités par l’idée de faire évoluer leur pratique. Cette fois-ci, les deux jeunes gens sont donc partis d’un « photo-montage » : ils ont récolté plusieurs photographies et en ont fait un collage numérique qu’ils ont ensuite imprimé en très grand format. Ce photo-montage, cette construction préalable leur a permis de dessiner tout d’abord les lignes directrices de leur dessin afin de rester le plus fidèles possible à l’image sans distorsions involontaires (un peu comme une reproduction finalement, renvoyant le dessin à son essence d’avant l’apparition de la photographie). Sur le second volet, c’est donc une seule et même image qui nous est donnée à voir, un univers tout aussi étrange, mais fait d’une seule et même pièce, sans le fourmillement infernal des figures du premier volet : un lac paisible (somme toute un peu inquiétant) sur le bord duquel rochers, cabane ou forêt-cathédrale donnent une profondeur insondable à l’ensemble. La lumière glissant entre les troncs comme à travers des vitraux vient mourir dans les reflets sombres du lac où deux créatures, l’une lippue, l’autre nymphe prépubère renforcent l’anxiété froide qui se dégage du paysage. Là encore, on reste sans voix. Et on ose espérer qu’il sera question un jour d’un troisième volet.
Et pendant ce temps-là, au café…
Familles et teufeurs se mêlent dans une étonnante ambiance au café des Champs Libres. On se croit même un instant outre-Rhin. A l’heure du goûter (mais en réalité de 14hà 18h) les trois musiciens des concerts au casque, rejoints par Calcuta (du collectif Midi Deux, responsable récemment d’un mix pour Trax) et Kiwisubzorus (qu’on connaît également pour son travail graphique, notamment avec Mioshe), tous deux amateurs d’étrangeté techno du meilleur aloi ont en effet livré une sélection légèrement plus percutante et clubbing pour transformer le parquet du café en dancefloor. Les cinq djs mixent all afternoon long pour le plaisir des oreilles et des pieds devant un parterre de danseurs et de familles attablées. Boissons houblonnées et gâteaux-diabolos se côtoient étrangement sous notre regard amusé. Un petit loup râlera bien à côté de nous « c’est trop fort » (mais ce n’est pas vrai !), on gardera surtout de ce club du dimanche une image décalée et diablement excitante.
D’autres ont choisi de se caler confortablement dans un fauteuil de la salle de conférence et de regarder une sélection de courts métrages consacrés aux arts numériques et/ou à la création sonore, en s’immergeant dans la sélection Docs en stock au musée. On n’a pas eu le temps, pour notre part, d’y jeter l’œil et l’oreille. Tout comme on a fait le choix de ne pas s’inscrire aux ateliers proposés : l’atelier Synthétiseur modulaire animé par Christophe Le Comte (à la fois atelier et conférence) pour comprendre comment fonctionne un synthétiseur modulaire et découvrir la multitude de sons qu’il peut créer, ou l‘atelier Tablettes Numériques (jeux ou lectures). L’après-midi était déjà suffisamment dense.
The eye of time
Entre deux sessions d’Electro Docs, on trouve quand même le temps d’aller se lover dans les fauteuils de la salle de conférence puisqu’à 16h, The Eye of Time donne un concert quasi exclusivement acoustique, pour présenter son second album à venir en août 2015 chez Denovali Records. Dans ce projet solo, Mark Euvrie (activiste punk dans les groupes Aussitôt Mort, Karysun, Mort Mort Mort, Sugartown Cabaret) mêlait étonnamment, loin de ses amours punks, sonorités industrielles, piano et violoncelle (que le musicien pratique depuis très jeune), sur des rythmiques concassées, proches d’un hip hop décharné. Du moins sur son premier disque. Pour son second album à venir, le garçon a changé de point de vue et s’est concentré autour de l’acoustique, du piano, du violoncelle, en enregistrant en quelque sorte le contrepoint de son premier opus, froid et angoissant.
C’est donc sous une forme totalement acoustique (mis à part le tout dernier titre à la guitare électrique) que le musicien aux bras tatoués et à la barbe de biker va nous présenter ses nouveaux morceaux, entre ambient organique et post rock acoustique. En fond de scène deux diapositives fixes, coursive de briques ou pylône immobiles encadrent des images mouvantes : un paysage sous la neige, de l’encre se mélangeant à l’eau, un lac observé depuis un hublot en mouvement… Chacun de ses films étant associés à un morceau. Le musicien s’installe au piano et y passera la majorité du set. Les notes s’envolent dans la salle, lents arpèges, basse qui prennent le temps de parvenir à l’étal. Le garçon joue sur la simplicité pour toucher à l’émotion. Treblinka, Poland, 2 August 1943. Chacun des morceaux renvoie à un lieu et une époque différents, qu’on devine pas toujours souriants. L’ensemble est agréable, sans accroc pour l’oreille et déroule facilement. C’est peut-être notre petit bémol : tout ceci est joli mais nous renverse rarement. On sera plus convaincu quand Marc Evrie prendra son violoncelle en jouant sur des boucles avec les sonorités du piano. Exarchia, Athens, Greece, September 2008-Februar 2009 est notamment particulièrement réussi et nous touche davantage. En fin de set, le musicien finira par des boucles entre guitare électrique et violoncelle avant de recueillir les applaudissements d’une salle pleine.
Pavane
En clôture de cette journée riche en découvertes, Electroni[k] a eu la bonne idée de programmer un live de Pavane dont l’ep L’échappée sorti en octobre dernier est une brillante réussite. Un garçon qui choisit comme nom de scène une danse de la Renaissance, ce n’est pas si courant. Pourtant quand on se penche sur le parcours de Damien Tronchot alias Pavane, ce choix tombe sous le sens. Le jeune homme membre du groupe Thraces avait déjà commencé à mêler les influences et les créations sur ce projet collectif aux directions foisonnantes, ayant comme objectif de cristalliser toutes les influences musicales de ses membres (des gamelans balinais à Squarepusher en passant par Steve Reich ou Frankie Knuckles et on en passe – vous pouvez écouter leur excellent album ici). Pour ce projet solo, il a décidé de continuer à allier les genres mêlant ensemble musique classique et musique électronique en liant sa pratique instrumentale de pianiste classique à celle de musicien électronique. Ses morceaux utilisent ainsi samples de musique classique (un sample de Messiaen sur Le Belvédère, un autre de Ravel sur La Danse des Daphnis par exemple) et citent abondamment Debussy, Ravel, Fauré, Sibelius ou Poulenc pour des développements mélodiques amples et foisonnants… D’ailleurs le garçon n’hésitera pas à expliquer au public ses intentions (mélanger musique classique et électro) ou à clearer ses samples (Messiaen, Ravel…) pendant le concert avec un enthousiasme notable et bienvenu qui lui attire immédiatement une écoute bienveillante.
Accompagné sur scène par Ronan Tronchot à la guitare électrique et aux pédales, Pavane plonge rapidement le hall des Champs libres dans les méandres de son univers. Associés à des rythmiques électro (on est davantage sur des rythmiques à la Rone ou Boards of Canada qu’à la Derrick May ou Plastikman pour dire vite), ces développements mélodiques gagnent en relief et l’ensemble crée une œuvre dynamique et riche qu’on est plus que ravi de découvrir jouée en live. Et ça tient la route ! Les deux garçons maîtrisent leur sujet et nourrissent copieusement nos oreilles: les morceaux fourmillent d’idées, qu’il s’agisse des nouveaux titres (le concert commence sur une nouvelle composition), d’improvisation (le second morceau) ou des tracks découverts sur l’ep. Foisonnantes de belles et subtiles trouvailles, les compositions de Pavane se révèlent complexes sous leur apparence déliée, et sans jamais perdre l’auditeur. On regrette juste quelques instants que le mix écrase un peu certaines pistes, mais ça vient peut-être de nous (nous ne sommes pas face aux enceintes). Toujours est-il que la musique de Pavane, avec sa délicate mélancolie et ses lumineux développements, semble être de celles qui rendent heureux. Au pied de la scène, une petite miss monte ses bras autour de la tête, et apparemment conquise virevolte lentement, le sourire collé sur un visage aux yeux brillants. Auprès de nous, notre voisin semble tout aussi ravi et tape du pied, manifestement transporté. A côté de la mâchoire du gigantesque et débonnaire serpent, trois petits loups improvisent alors une ronde, tandis que sur le balcon, des têtes chenues dodelinent. Electroni[k] avait promis d’ouvrir le Monde des Possibles. C’est chose avérée avec Pavane qui parvient à rassembler les publics autour de sa musique, à l’image de cet après-midi riche en partage et en mondes à découvrir…
Photos : Caro