Un musicien free universitaire…
On a découvert Guillaume Kosmicki avec la sortie d’un des meilleurs ouvrages écrits sur la musique électronique (et en passionné, on peut dire qu’on en a lu un paquet…) : Musiques électroniques, des avant-gardes au dancefloor. Il tentait d’y définir les musiques électroniques à partir de la naissance de l’enregistrement et du changement d’esthétique basée non plus sur la hauteur des notes mais sur le timbre, sur la matière sonore. On avait apprécié que dans cet ouvrage, musiques populaires et musiques dites « savantes » aient une place identique. Le musicologue parlait aussi bien de Ligeti, de Fluxus, de musique électro-acoustique, de musique répétitive, que de krautrock, de house ou de techno… On avait apprécié cette grande ouverture d’esprit à toutes les musiques ainsi que l’approche historique et universitaire qui reste à chaque chapitre parfaitement accessible.
Musicologue, conférencier et universitaire, Guillaume Kosmicki est aussi musicien. Membre du collectif öko system, groupe punk/electronique marseillais, il a également participé de près à la scène des free parties et des teknivals. Il continue d’ailleurs de se produire sous le nom de Tournesol dans des événements alternatifs, des free parties ou des squats, dans un registre moins hardtek/hardcore qu’à ses débuts mais plus techno acid et dancefloor. On a lu qu’il avait fait ses études de 2ème et 3ème cycle en courant « les raves, les free parties et les teknivals équipé d’un appareil photo, d’un carnet de notes et d’un magnétophone pour recueillir des témoignages » … On a donc été que peu étonné en voyant le titre de son nouvel ouvrage, paru lui aussi chez Le Mot et le Reste, éditeur, qui comme Allia, propose désormais une collection impressionnante d’ouvrages musicaux de qualité.
La free party appréhendée à travers les témoignages
Free Party, une histoire, des histoires. Et c’est d’abord la première chose qui frappe à la lecture de ce livre. S’il est synthétique car il regroupe une multitude de témoignages en un même ouvrage, ce livre ne cherche pas à synthétiser, à circonscrire l’histoire du mouvement des free parties dans une seule voix. Guillaume Kosmicki a en effet choisi de présenter son livre sous forme d’une quarantaine de témoignages d’acteurs de ce mouvement. Dans le registre rock, on pense à Please Kill Me qui donnait à lire les différentes voix du punk new yorkais. On pense aussi dans un registre plus sociologique aux ouvrages de Studs Terkel, écrivain américain rassemblant des témoignages divers et nombreux sur le concept de race ou sur la Grande Dépression. Studs Terkel voulait écrire une « histoire orale » de la Grande Dépression. On pourrait dire que l’ouvrage de Guillaume Kosmicki souhaite délivrer une « histoire orale de la free party » .
Guillaume Kosmicki y donne la parole à des acteurs très divers : des membres de la Spiral Tribe, le mythique collectif anglais, d’autres des sound-systems français OKP, Teknocrates, les Galettes Bretonnes, Tomahawk ou Heretik, d’autres de Penguins Records, du label Kanyar, les fondateurs du webzine Defcore, celui de CRS (Cirkus Road System) – collectif de performances artistiques -, de Full Vibes, de Facom Unit, l’instigateur de la radio l’Eko des Garrigues, des travellers ou teufeurs plus anonymes, pour n’en citer que quelques uns. On reconstruit donc progressivement ce qui s’est passé à travers ces témoignages, parfois concordants, parfois opposés.
Ces témoignages recueillis, Guillaume Kosmicki a ensuite décidé de les découper, de les réorganiser autour de thèmes, évènements, histoires d’un sound-system particulier : le teknival de Millau, le label Kanyar, les premières expériences de rave, le collectif des teknocrates, le chill out, la scission rave/free party, les drogues, la musique jouée… etc. Chaque sous-chapitre est ainsi raconté par diverses voix qui défendent parfois des avis différents. La partie sur les raves vs free parties donne ainsi à entendre la voix de la Tribu des Pingouins à l’origine d’une des plus grosses raves (entendez payante) du sud de la France, Borealis, celles des teufeurs qui passent des free (entendez sur donation) aux raves sans distinction, d’autres qui pestent quand le public de ravers débarque dans les free… Et la force du livre est de ne pas hiérarchiser ces différents témoignages mais de leur laisser à tous une place équivalente « à l’image de l’utopie de la free party » ainsi que le suggère la quatrième de couverture.
NO SACEM INSIDE
Le livre se découpe en trois parties distinctes : La découverte, Franchir le pas, Et après…, mais est aussi complété par une chronologie détaillée qui permet de remettre tout ce qu’on a lu dans l’ordre et de replacer les faits marquants (prémisses, développements du mouvement, les teknivals qui ont fait date, la création de certains sound-systems, ou les « décisions politiques et législatives ayant des conséquences sur l’évolution du mouvement » ). Suivent aussi une bibliographie, une « webographie » , plusieurs photos couleurs de différents teknivals, sound systems, etc. On notera aussi l’utilité du glossaire pour qui n’est pas forcément familier de la différence entre sound-system (système de sonorisation mobile complet, véhicule qui le transporte et personnes qui s’en servent), teknival ( « Free party géante de plusieurs jours regroupant plusieurs sound-systems à l’invitation de l’un deux ») ou free party ( « fête techno clandestine et sur donation (…) libre sur les conditions d’accès »)…
Et comme l’histoire des free est aussi une histoire musicale, Guillaume Kosmicki a choisi de glisser un disque à la fin de son ouvrage afin de donner un aperçu sonore des différents musiciens, des divers styles et des différentes époques de la free party. On notera que le disque, en accord avec les principes des acteurs de la free party, ne contient que des morceaux non déclarés à la SACEM.
Des histoires individuelles
Les trois parties de l’ouvrage permettent de recentrer les propos autour de grandes lignes directrices. La découverte retrace pour chacun des acteurs cette rencontre émotionnelle souvent puissante avec la tekno et la free party. On y sourit en lisant ces parcours divers qui ne se ressemblent pas : de Marko qui découvre le son acid une nuit sur France Culture à Benji qui vient de la mouvance rock’n roll et qui voit impuissant ses amis un à un « tomber dans la techno », de CCil et son « déclic » pendant le nouvel an 94 à Berlin avec les Spiral Tribe à Josy d’origine antillaise qui suit un pote lui ayant affirmé « Il y a deux mille blancs qui dansent dans un entrepôt » et qui ne peut en croire ses oreilles… Une des réussites de ce chapitre, c’est que sont juxtaposés les témoignages de différentes époques : les paroles des teufeurs « première génération » sont mélangées avec les récits d’une découverte de la tekno par de nouveaux adeptes plus d’une décennie plus tard. On y retrouve pourtant beaucoup de points communs. Pour autant, tous ne viennent pas pour les mêmes raisons, tous ne partagent pas les mêmes valeurs, mais qu’importe, car comme le rappelle l’un des témoignages : « free », ça ne veut pas dire « gratis » mais « libre » . La variété des aspirations des acteurs de cette contre-culture l’illustre constamment.
Dans la deuxième partie du livre, Franchir le pas, Guillaume Kosmicki rassemble les témoignages de ceux qui s’engagent le plus souvent corps et âmes dans l’aventure. Autrefois simples teufeurs, ces individus deviennent à leur tour acteurs des free parties. La tekno les a amenés à ce basculement « plus ou moins rapide et plus ou moins radical » . Certains restent sédentaires, mais la plupart prennent la route et deviennent des travellers ou plus exactement des « tekno travellers ». Ils sillonnent l’Europe et parfois le monde entier pour organiser des free un peu partout. Certains « appartiennent » à un sound-system, d’autres évoluent en « électrons libres » . Certains ont déjà des enfants qu’ils emmènent avec eux. D’aucuns vivent en communautés nomades, d’autres dans des squats. Tous ont cependant choisi une vie sans confort et loin des valeurs du consumérisme.
Dans la dernière partie du livre, Et après, on retrouve nos travellers, ravers et free parteux à un moment différent de leurs existences : désillusion pour certains, mais surtout activisme encore pour la plupart d’entre eux. Même si les actions ont souvent changé. D’aucuns montent des sound-systems sédentaires, d’autres quittent l’Europe et partent avec leurs camions sur d’autres continents, d’autres encore s’inscrivent dans un mouvement plus général de squat artistique (voir l’excellent chapitre sur « La Villa » rennaise et L‘élaboratoire). Les Rennais y découvriront aussi le parcours d’un disquaire aux oreilles sans angle mort, ou celui de sound-systems bretons nés après « la loi » (2001, l’amendement Mariani impose aux organisateurs des free parties une déclaration préalable en préfecture sous peine de saisie de matériel) mais qui existent et alternent fêtes légales et illégales.
Pourtant, note Guillaume Kosmicky, « si diverses soient-elles, bien des voies choisies par les acteurs de la free au sortir de cette période de leur vie sont pour eux une suite logique de leur investissement et (…) ils y retrouvent les valeurs auxquelles ils ont adhéré » . On suit ces voies et ces parcours avec un intérêt grandissant au fil des pages, heureux d’appréhender cette réalité par des voix multiples, différentes, qui donnent toute son épaisseur à ce mouvement complexe.
Alors, la free party, une histoire ? Non, résolument, des histoires.
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Guillaume Kosmicky, Free Party, Une Histoire, Des Histoires – Le Mot et le Reste, 728 p.
Je fonce direct l’acheter ca me donne trop envie de le lire .
Sounds Good !!