En attendant, avec plus d’appréhension que de fébrilité, l’absurde déferlement de titres de la rentrée, on profite du calme avant la tempête pour parler d’un des petits éditeurs indépendants les plus passionnants du moment : The Hoochie Coochie.
L’histoire de cet éditeur commence en 2002 quand deux étudiants : Tarabiscouille et Gotpower (Gautier Ducatez), décident de présenter à Angoulème, un fanzine photocopié et agrafé par leurs soins : Turkey magazine (baptisé ainsi pour cause d’amour irraisonnable de l’abominable bourbon Wild Turkey). L’équipe s’étoffe rapidement et c’est grâce à une douzaine d’artistes que les sept premiers numéros du désormais appelé Turkey comix sortent en douze mois.
A partir de 2003, sous l’impulsion de Olivsteen (Olivier Frampas), le projet prend une tournure qui va devenir le signe distinctif de l’équipe. Terminé les photocopies, la revue devient un véritable objet d’art avec de superbes couvertures en gravure ou sérigraphiées et une reliure soignée et réalisée à la main jusqu’au numéro 15.
Sous l’élan de la qualité croissante de cette publication, nait logiquement l’envie de publier des livres. Ainsi se forme l’association The Hoochie Coochie en septembre 2004. Le nom est à la fois un hommage aux vieux blues salaces des origines et une blague potache que le collectif apprécie (jetez un œil aux initiales). Cela reste suffisamment discret pour que l’appellation perdure.
Les premiers livres paraissent donc (Vous faites bien d’enterrer vos morts de Freddo, Baston de Rue de Gotpower) puis les premiers titres officiels du catalogue : Poisson Gélatine de Tarabiscouille et la traduction de l’américain de Jamestown de Christopher Hittinger. Les limites des procédés d’impression artisanaux apparaissent rapidement lorsque les tirages deviennent plus importants. Pourtant l’influence de la gravure reste encore évidente dans la conception des visuels, même sur les publications les plus récentes. En tête de leur site, on peut ainsi lire «Bandes Dessinées et Impressions Artisanales».
L’association se retrouve alors sous les feux des projecteurs avec un doublé historique de prix de la bande dessinée alternative. En 2008 d’abord pour Turkey comix mais aussi en 2009 pour DMPP (ex DaMe PiPi Comix), fanzine de Gérald Auclin regroupant avec bonheur articles de fond, critiques, illustrations et BD mais aussi une multitude de jeux ou récits à découper et autres objets éditoriaux fantasques.
Les deux revues continuent de paraître sur un rythme annuel et c’est désormais entre 4 et 6 ouvrages qui paraissent sur un rythme agréablement serein au milieu de la frénésie actuelle.
Nous vous proposons un petit survol de ce que nous avons pu lire et apprécier de leurs productions très variées.
On commence avec un très joli recueil commémoratif des dix premières années de la revue phare de la maison. Turkey comix : 10 ans d’âge est donc un généreux florilège des 19 numéros du magazine. Illustrations, récits courts, strip tout y passe en un joyeux bordel. L’esprit punk maison (la devise «Yo ! Anarchie Siempre» orne chaque quatrième de couverture) se mélange avec des démarches plus expérimentales ou sensibles. On ne sait jamais ce qui nous attend au détour d’une page et c’est un des grands plaisirs de l’ouvrage. Le bouquin a aussi l’avantage de présenter des travaux de la grande majorité des artistes de la maison. Une excellente façon de découvrir la bande et la dynamique qui l’a amenée où elle en est aujourd’hui.
Chez The Hoochie Coochie, mai 2012, format 16×21 cm, 256 pages, 23 €
On poursuit avec deux ouvrages très différents de Gérald Auclin, habitué des pages de Turkey comix : 10 ans d’âge, créateur de DaMe PiPi Comix, et auteur de déjà trois livres chez The Hoochie Coochie.
Incidents d’abord, est un recueil de mise en images de courtes nouvelles de Daniil Harms, un poète satirique russe du début du 20ième siècle, créant des livres pour les enfants tout en les exécrant, et dont l’humour étrange et désespéré lui vaudra suffisamment d’ennuis pour qu’il n’ait plus comme solution que de se faire passer pour fou sur la fin de sa vie. Utilisant une technique de collage de morceaux de feuilles de couleurs pastels minutieusement découpées, Auclin construit un univers maniaque et singulier. Celui-ci sied d’ailleurs parfaitement à ses récits surréalistes, à l’humour absurde, mais où plane toute la violence de la Russie de l’époque. A l’exercice périlleux de l’adaptation littéraire, le bonhomme s’en sort haut la main grâce à un parti pris graphique ajoutant encore aux potentiels de surprise et de déstabilisation de ces courts récits.
Chez The Hoochie Coochie, mai 2011, format 20,5 x 28,5 cm, 48 pages, 20 €
Le second livre d’Auclin est le le deuxième volume des pathétiques aventures de Victor Anthracite, personnage falot et moustachu subissant déjà les pires outrages dans les pages de Turkey Comix. Dans Les illusions, c’est aux affres de l’amour à sens unique que notre héros est soumis. Victor est amoureux de sa blonde voisine mais c’est hélas loin d’être réciproque.
On suivra donc les errances oniriques et érotiques de notre pauvre Victor dont les illusions ne valent guère que celles de la chanson de Gainsbourg servant de leitmotiv à ce petit récit, pas si cafardeux que ça, mais délicieusement rempli d’absurde et de chausse-trappes.
Chez The Hoochie Coochie, mai 2012, format 21 x 15 cm, 80 pages, 12 €
Autre petit format hautement recommandable, Vous êtes ici de Yoann Constantin. Un personnage simple et épuré, comme la petite silhouette râleuse suivant sa ligne dans la linéa d’Osvaldo Cavandoli, se retrouve catapulté en plein désert. Aussitôt le chantier se met en place. Il s’agit de construire un décor et des personnages pour lui faire vivre des «aventures». Entre Pirandello et Kafka, Constantin développe avec jubilation et fantaisie un méta-récit, pas pédant pour deux sous, mais dont la douce absurdité et la constante inventivité ont toutes les chances de vous séduire.
Chez The Hoochie Coochie, septembre 2011, format 15 x 21 cm, 64 pages, 9 €
On termine avec deux ouvrages aussi remarqués que remarquables.
D’abord Les déserteurs de Christophe Hittinger. Ce qui impressionne d’abord dans la bête, c’est la forme. Un grand format cartonné faisant d’abord penser à une publication jeunesse avec son gigantisme et ses couleurs verte et rose. Les péripéties de trois brigands démarrant en Syrie en 303 après JC, s’adressent pourtant bien aux plus grands (quoique ?). Nos trois filous seront précipités à un rythme effréné dans une succession d’aventures les menant en permanence de Charybde en Scylla. La narration est rien de moins que stupéfiante avec ces grandes pages en noir et blanc, où sont composées de gigantesques architectures, où se perdent les minuscules silhouettes de notre infernal trio. Le décalage entre l’immensité et la méticulosité des décors, et la roublardise goguenarde de ces antiques pieds nickelés est extrêmement savoureuse.
Un livre savoureux et spectaculaire, ne ressemblant à rien d’autres, et dont les planches ont été sélectionnées pour l’exposition Architecture & Bande dessinée à la Cité de l’architecture. Nous sommes très impatients de découvrir le reste de l’œuvre du bonhomme.
Chez The Hoochie Coochie, mai 2009, format 33 x 23 cm, 80 pages, 23 €
Nous conclurons avec celui qui nous a le plus impressionné. Malgré sa couverture simple et iconique, Le fils de l’ours père de Nicolas Presl est un long et éprouvant récit muet et en noir et blanc. Si ces caractéristiques vous rebutent, sachez que le graphisme et la narration époustouflante de Presl vous feront vite oublier vos a priori.
Le récit est aussi simple que vertigineux de profondeur. ça commence comme une fable, comme un récit mythologique. Un chasseur tue une ourse et recueille son ourson. Il le dresse ensuite pour le montrer dans les foires, mais la nature de l’animal est toujours là, et la justice humaine ne le lui pardonnera pas…
Nous vous laissons découvrir les vertiges de la suite, mais sachez juste qu’on y parle de filiation, de paternité mais aussi d’art et de création. Des thématiques proches de celles du bouleversant Trois ombres de Pedrosa, avec en plus une dimension mythologique assez fascinante.
Dans ce volume antérieur à sa trilogie parue chez Atrabile, Nicolas Presl fait pourtant preuve d’une maîtrise et d’une finesse impressionnante. Vous oublierez vite l’absence de bulle, tant la puissance et la force d’évocation des compositions de l’auteur sont saisissantes.
Un livre que l’on vous recommande plus que chaudement donc.
Chez The Hoochie Coochie, mai 2010, format 16 x 21 cm, 232 pages, 20 €
On applaudit donc des deux mains l’équipe de The Hoochie Coochie, pour avoir réussi avec rigueur et application leur évolution vers un certain professionnalisme en conservant leur exigence et leur singularité. Tout en s’inspirant des grands modèles de l’édition alternative (l’Association et surtout Cornélius pour le soin maniaque apporté à l’aspect objet des livres) ils ont su garder une personnalité immédiatement reconnaissable. Réussir ça dans la période actuelle n’est pas un mince exploit et on ne peut que leur souhaiter de réussir à maintenir le cap. De notre côté, on gardera un œil plus qu’attentif sur leurs sorties et il est plus que probable que l’on vous en reparle très prochainement.
Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire la longue mais passionnante interview des quatre membres du comité de lecture sur l’excellent site Du9.