Ce mercredi 15 avril, un tsunami de sueur, de riffs et de furie électrique s’est abattu sur l’Antipode, laissant, en fin de soirée, une foule hébétée et ravie sur la grève de la Bay Area devant la scène.
La venue des parrains incontournables Thee Oh Sees était déjà en soi un événement, mais quel concert mes aïeux, quel concert ! Ajoutez à cela deux fleurons de l’écurie Born Bad en apéritif, The Feeling of Love et Magnetix, un Antipode plein comme un oeuf, un pogo furieux et jouissif ininterrompu et une foule en délire. On craignait de perdre toute décence. On ne s’était pas trompé.
Pour commencer, on se réjouissait de voir Magnetix en concert tant la réputation live du duo était flatteuse. D’autant que les Magnetix peuvent sans peine faire croire qu’ils viennent des rivages outre-Atlantique tant leur garage poisseux peut parfois rappeler les Cramps ou le fuzz graisseux des Stooges tartiné sans ménagement. Et puis autant l’avouer, on est très vite tenté de rapprocher le couple Looch Vibrato / Aggy Sonora de celui de leurs ainés Lux Interior/Poison Ivy… A la différence qu’ Aggy Sonora martèle les fûts tandis que Looch Vibrato est à la guitare et au chant.
Mais voilà, le duo vient de Bordeaux et compose une partie de ses titres en français. Et les déclame avec un ton qui rappelle parfois le punk français des eighties. Pas vraiment perdreaux de la dernière pluie, les Magnetix ont quasi une quinzaine d’existence derrière eux, mais surtout deux bonnes poignées de disques à leur actif, dont 3 derniers Lps sortis sur Born Bad (oui, Frustration, Cheveu, Jack of Heart, …) notamment donc, le dernier en date, Drogue Electrique (octobre 2011).
Sur scène, le couple est dans une configuration dépouillée. Le plateau est quasi vide : Aggy Sonora, t-shirt du groupe version noire, jean slim et longs cheveux noirs sur la gauche martèle sa batterie, dont une symbale a dû en partie être bouffée par un rat, avec un minimalisme énergique. A sa droite, Looch Vibrato, jean slim, t-shirt du groupe version bleue et fender jazzmaster au corps marqué par l’usure et les années passées, en bandoulière, éructe ses textes d’une voix grave, dont un Drogue Électrique aux consonances Növö ( « lumière sale qui libère ta rage (…) endormie par la résonance du mur ionique / parcourt la ionosphère…la drogue électrique » ).
Mais surtout fait passer sa guitare à la moulinette de pédales d’effets qui la transforment en furie électrique, fuzzant et rugissant. Looch Vibrato crache ses riffs punk-garage-psyché (et c’est encore réducteur), frappe les cordes mais aussi le corps de ses guitares (en cours de route, il lâche sa jazzmaster pour une nouvelle six cordes), joue de ses pédales, larsène sur des fins de titres en se rapprochant de son ampli.
En milieu de set, une courte accalmie : la guitare sans effet, pour peut-être un instant qu’on trouve un peu moins convaincant. Plus tard, Aggy Sonora quitte brièvement ses fûts pour venir s’asseoir par terre aux pieds du guitariste devant un mini clavier, comme si les deux zigues jouaient dans leur salon.
Mais très vite, ça repart, les riffs déboulent de nouveau à toute vitesse, sans rien perdre de ce son lo-fi, crasseux et visqueux. Looch Vibrato transpire, court crier dans le micro de la batterie sans pour autant cesser d’asséner ses riffs.
La musique du duo se révèle extrêmement rythmique et hypnotique. La batterie peut s’arrêter, on ne perd à aucun moment la pulsation, et lorsqu’Aggy Sonora breake et reprend soudain juste avec un pied de grosse caisse, ou en plaquant des roulements secs comme des coups de trique, on est d’autant plus happé.
Le set se termine tambour battant, Looch Vibrato finissant le dernier titre en lançant sa guitare sur le sol, celle-ci glissant longuement sur le plateau, avant qu’il ne se serve du câble électrique comme d’un fouet et n’en débranche le jack d’un long claquement tel un cow-boy électrique. Une chouette mise en appétit pour la suite.
La suite, c’est un autre groupe Born Bad Records : The Feeling Of Love. Le one man band devenu trio (guitare, clavier, batterie), puis quatuor très récemment, vient de Metz et certains se souviennent peut-être les avoir entendus à La Route Du Rock cet hiver (pour l’anecdote, avec Metz de Toronto, histoire de jouer sur les confusions).
Auteurs d’une pléthore de 45 tours sortis des deux côtés de l’Atlantique, dont un split récemment partagé avec Ty Segall mais également de trois longs formats dont les deux derniers sur Born Bad Records donc, The Feeling Of Love est un groupe en constante évolution : le garage psyché minimaliste des débuts s’est progressivement teinté de nuances kraut, les compositions mêlant alors d’un même mouvement hypnose psyché et motorik.
Sur leur troisième album Reward your grace, sorti début avril, le désormais quatuor (une guitare en plus en live) est allé explorer du côté de la pop, avec parfois quelques incursions le nez rivé sur ses pédales shoegaze entre pesanteur et évanescence (Julee Cruise, en ouverture), affirmant haut et clair sa volonté de ne pas s’enfermer dans un son mais de toujours faire évoluer ses compositions.
La croix de La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est a remplacé le Z électrique des Magnetix sur la façade de la grosse caisse. Sur la gauche, le nouveau guitariste (qui prend parfois la basse). Sur la droite, Guillaume Marietta, le fondateur du groupe, chemise à carreaux et jazzmaster en meilleur état que celle de son prédécesseur. Au centre : Seb Normal à la batterie et devant lui, Sébastien Joly aux claviers.
Si les quelques premières secondes d’Empty Trash Bag sont un peu noyées dans une bouillie sonore saturée (le groupe n’a, semble-t-il, pas eu le temps de faire de balances), le problème est bien vite réglé et les sonorisateurs font un boulot impeccable. Dès le deuxième titre, I’m leaving you today, le premier riff à la guitare, se dégage, clair et évident, dans nos oreilles.
Sur un excellent Numboy, le clavier se détache à son tour, sans peine, nous plongeant aussitôt dans une transe entre répétition kraut et brumes psychées entre fin sixties et seventies.
Les quatre sont impeccables et tout déroule avec une facilité apparente. Guillaume Marietta gratte ses cordes, lève sa guitare pour la faire rugir brièvement, avant qu’implacables, la rythmique martelée sur les fûts et Sébastien Joly headbanguant au dessus de son clavier ne repartent dans leur transe motorik.
Léger changement sur Girl your mother is your best friend, avec l’intro : Guillaume Marietta joue et chante quasi seul, avant un refrain à plusieurs voix qui tire ce titre davantage vers la pop. Jealous Guy qui suit, se fait plus tarabiscoté dans la structure et si le chant à plusieurs voix lui donne également une coloration pop, le morceau lorgne plutôt d’un garage psyché qui ne sent pas la naphtaline.
La batterie, lourde et pesante ralentit le tempo sur White Smoke Rising (sur lequel le bassiste-guitariste se permet une petite pause en fond de scène), prouvant une fois encore que le groupe a plusieurs cordes à son arc et qu’il maîtrise tout autant les ambiances enfumées et plombantes.
Si le son dans la salle est parfait, les choses ont l’air plus difficiles sur scène où les musiciens ont l’air de ne pas toujours réussir à s’entendre. On excusera donc fort rapidement un You’re my Lullaby parfois à la limite de la justesse, seul (petit) faux pas dans un set maîtrisé de bout en bout.
Sans en rajouter dans la pause, sans jamais surjouer, les quatre ne lâchent rien et donnent une bien belle leçon de transe garage. On apprécie notamment leur facilité à mêler les influences (au hasard, Spacemen 3 copulant avec le Velvet) alliant tout autant krautrock, garage, psychédélisme et pop avec brio. Au final, un très bon set.
Thee Oh Sees
En interview pour The Drone, le blondinet Ty Segall disait tout leur devoir et leur vouer une admiration sans borne. Et on comprend pourquoi tant les bourricots de Thee Oh Sees ont essaimé bien au-delà des collines de San Francisco les graines d’un garage espiègle, jouissif et rageur. Tout aussi prolifique que le gamin de Californie (qui était lui aussi passé par l’Antipode à l’automne dernier), les Thee Oh Sees ont déjà une carrière longue comme le Golden Gate aller-retour derrière eux, avec, déjà, plusieurs changements de noms (OC’s, The OhSees, The Ohsees, entre autres) et pas loin d’une trentaine de galettes (lps, eps, ou autres compilations de singles confondus) dans leur besace. Faisant suite à l’impeccable brûlot Putrifiers II, leur dernier né (à peine 7 mois plus tard, on vous a dit que ces quatre-là étaient des infatigables), Floating Coffin fête quasi son premier mois d’existence sur la scène de l’Antipode.
Les deux groupes précédents ont beau eu être bons, lorsque la bande à John Dwyer monte sur la scène, en quelques secondes à peine, on se rend compte que ces clients-là sont sacrément très au-dessus de la mêlée. Oh bien sûr, au départ c’est juste ce truc en plus, au moment où ils s’emparent de leurs instruments, on ne saurait pas trop dire quoi. Ces gars-là transpirent de charisme, de présence: on ne peut déjà plus les quitter des yeux. Et pourtant, vue la furie déclenchée au pied de la scène dès les premières notes, garder les quatre musiciens en point de mire s’avère épique.
On pressentait que la prestation du quatuor de la Bay Area nous laisserait bien plus échevelé qu’un ride aggripé à la barre d’un cable car, tant les lives de la bande à John Dwyer sont connus pour inverser irrémédiablement les connexions entre les deux lobes cérébraux à coup d’énergie furibarde, on ne se doutait pas du tsunami sonore qui allait s’abattre sur l’Antipode.
Les quatre montent sur scène. John Dwyer s’installe sur la gauche derrière son micro, mèche blonde d’ado éternel sur le front, les bras quasi intégralement tatoués. Il porte le short en jean déchiré comme personne tout comme sa guitare au corps transparent, tenue très haute. En fond de scène, Brigid Dawson derrière ses claviers joue également du tambourin ou des maracas et assure les chœurs. Devant elle, Mike Shoun également en short s’asseoit derrière ses fûts et Petey Damnit, branche sa jazzmaster crème : cheveux ras, doc marteens rouges, jean, chemise à carreaux et manches courtes barrée de deux bretelles, tatoué jusqu’aux phalanges . Ces quatre-là ont la classe intégrale.
Déjà le gars Dwyer commence par dire leur plaisir de jouer avec Magnetix et The Feeling of Love, ce qui n’est pas sans classe, juste avant de débuter le set tambour battant sur un The Dream qui va complètement déchaîner la foule compactée devant la scène. Un immense pogo commence dès les premières notes et la houle devant la scène ne faiblira pas une seconde durant tout le set.
Ça se bouscule, ça part d’un côté, de l’autre, ça s’écrase et ça se percute. Et ça hurle de concert avec ce diable de John Dwyer qui n’est pas en reste sur la scène : l’homme bouffe son micro et décoche ses accords à toute berzingue sur sa guitare. Sorte de pantin épileptique désespérément classe, la langue sortie en headbanguant crânement, John Dwyer alterne voix grave et voix de tête, et déclenche aussitôt l’adhésion avec des riffs garage, juste démentiels. L’enchaînement The Dream – Toe Cutter/Thumb Buster est juste imparable et balance aussitôt les deux titres dans notre panthéon personnel des meilleures morceaux pour se déhancher en perdant toute décence.
Il faut dire qu’à côté de John Dwyer, Mike Shoun frappe comme une bûche avec une puissance qui renvoie tout le monde dans les cordes tandis que ce bourricot de Petey Damnit tricote son manche de haut en bas comme un beau diable parfois totalement hilare, complètement halluciné. Après ce début sur les chapeaux de roues, on craint que l’énergie ne retombe. C’est sans compter sur le 220 volts qui irrigue les veines de ces quatre-là.
Et ça repart aussitôt pour un plus ancien Book of Ice (2008) qui prend même le temps de s’étirer sur une quasi dizaine de minutes. Le sieur Dwyer s’amuse à changer de voix et maltraite ses cordes qui tour à tour hurlent, rugissent, puis descend en dérapage contrôlé le long du manche avant de vrombir de puissance. Suit alors un impressionnant solo de batterie qui met tout le monde d’accord : la foule rugit de concert avec ces roulements venus droits des tréfonds des enfers puis explose sur l’intro de Contraption/Soul Desert en un pogo furieux et survolté. D’autant que le groupe enchaîne avec le brûlot Lupine Dominus, pour lequel on serait nombreux à se damner, Dwyer prouvant une nouvelle fois qu’il peut tout faire avec sa six-cordes.
I was denied convoque une nouvelle fois la houle mouvante au pied de la scène pour hurler son refrain à la simplicité punk ( « lalalala / lalalala » ) en pogotant le poing levé, jouant même la fausse fin rugissante au milieu du morceau pour repartir sur un break à l’efficacité ravagée. A côté de nous, une demoiselle s’installe sur les épaules d’un gars solide. On se demande tout de même comment les deux vont pouvoir rester debout tant la salle s’est transformée en essoreuse sur le devant de la scène. Car si parfois le tempo ralentit (comme pendant une partie de Strawberry 1 + 2), la foule reste mouvante, surfant chaque riff, les cheveux trempés (de sueur).
Dwyer maîtrise hurlements et hululements comme personne (I come from the Mountain vient une nouvelle fois le confirmer). Mais également le refrain pop qui vous cueille, exsangue, après une descente de riffs rugissants. La bande à Dwyer est sacrément talentueuse aussi lorsqu’il s’agit de mélodies. Minotaur, qui clôt leur dernier album en date et leur set de ce soir, est à ce titre une franche réussite et tient sacrément debout en live.
Le morceau vient encore enfoncer le clou (s’il en était besoin) que le groupe basé à San Francisco sait d’abord (et avant tout) écrire de sacrées bonnes chansons.
Alors si en plus vous ajoutez l’énergie furibarde et débridée dégagée en live, quatre musiciens qui ne se prennent pas au sérieux une seconde, une maîtrise technique époustouflante, vous aurez une petite idée du putain de groupe qu’est Thee Oh Sees.
On ruisselle. On est certain d’avoir perdu trois litres d’eau durant cette dernière heure. Et pourtant comme tout le monde on crie et applaudit pour un dernier titre en rappel. On sera exaucé avec un « dernier morceau de deux minutes » (Humans be Sawyed) qui clôt les hostilités avec une classe ineffable. Oui, Thee Oh Sees est définitivement un putain de groupe.
Photos : Caro
L’intégralité des concerts de Thee Oh Sees et The Feeling Of love avec quelques extraits de Magnetix filmés avec talent par l’ami ApolloMouse ici.