Ce samedi 25 novembre marquait la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. J’aurais pu vous assommer de chiffres et de pourcentages pour démontrer qu’il y a bien quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre société, mais non ! Je me suis dit que tous ces nombres ont quelque chose d’impersonnel et nous confortent dans une certaine « distance de sécurité ». On les regarde de loin, parfois en prenant des pincettes ou pire avec un léger détachement. C’est pourquoi, plutôt que d’écrire moi-même, j’ai décidé de donner la plume à cette femme rencontrée quelques temps auparavant. De sa propre initiative, elle a voulu témoigner. Avec ses mots. Sans filtre. D’abord pour elle et puis pour les autres.
Pour toutes les autres.
A l’heure où la parole se libère, et c’est tant mieux, ce témoignage nous rappelle, comme un uppercut dans le ventre, que la violence subie par les femmes est quotidienne et se déroule bien souvent sous nos yeux. Là, à la cafétéria ou dans cet ascenseur, ici dans cette rame de métro ou derrière ce rideau fleuri de la fenêtre voisine. Du coup, je me tais et je vous laisse en tête à tête avec Sophie, la cinquantaine, exilée à Nantes depuis pas mal de temps déjà mais qui aime revenir se ressourcer dans son « vieux Rennes ».
Par quoi commencer ? Le début ou la fin ?
C’est dur d’écrire sur le harcèlement car tous les jours, quelque part, quelqu’un écrit sur le sujet. Mais j’ai un besoin impérieux de le faire, un besoin qui a d’abord vibré et qui maintenant vrombit. Par contre, je ne vous dirai pas qui je suis, où je suis. Je ne balancerai pas mon porc parce qu’il fait déjà l’objet d’une plainte. Une enquête est en cours depuis plusieurs mois. Je laisse le soin à la justice de faire son travail en restant à distance pour ne pas trop penser à la suite.
J’ai l’immense privilège d’être considérée comme victime car mes collègues de service me soutiennent et ont témoigné. Ma hiérarchie me soutient et a témoigné. Des collègues de son service me soutiennent et ont témoigné. J’ai été reçue avec respect lors du dépôt de plainte, avec attention lors de l’entretien médico-légal. Toutes ces personnes ont beau me reconnaître comme la victime de cette histoire, je suis encore incapable d’en parler à ma famille. La plupart de mes amis ignorent ce qui s’est joué dans ma vie durant de longs mois. J’ai fait semblant.
Avec lui aussi, j’ai fait semblant de ne pas décoder ses regards, ses sous-entendus et puis ses pièges. Et puis sa violence. Il était tellement sûr de lui que ce n’est que parce qu’il a manqué de prudence que d’autres ont vu et entendu. Un jour, ses collègues m’ont attendu dans un bureau et m’ont dit: « Maintenant, c’est terminé. Tu dois parler ». J’ai paniqué et j’ai refusé. Ils ne m’ont pas donné le choix. Ils l’ont dénoncé et toute une machinerie s’est mise en route.
Ils n’ont pas imaginé un instant la violence de ce dévoilement forcé parce qu’ils l’ont fait pour me protéger. Un mal pour un bien comme on dit. Mais qu’est-ce que ça fait mal. Quand on est venu ″m’inviter″ à rencontrer la Direction, lorsque je me suis assise à ce bureau de trois mètres de long devant trois sous-directeurs, j’ai compris pourquoi les victimes souvent préfèrent se taire et tenter de gérer ″le problème″. Parce que, tout à coup, ils m’ont qualifié de victime et je ne voulais l’entendre. Je n’étais pas sa victime, je me persuadais que j’avais encore le contrôle de la situation. J’avais mis en œuvre tout un tas de parades, d’esquives au fil de mois. J’étais en hyper vigilance chaque fois que nous devions travailler ensemble. Je maîtrisais. Je n’étais pas sa victime. Je pouvais dépasser tout ça. J’étais plus forte que lui.
A partir du moment où on a forcé ma parole, j’ai développé tous un tas de symptômes : je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je n’arrivais plus à me concentrer. La situation était devenue plus complexe à gérer depuis que ce n’était plus qu’entre lui et moi. Ils ont fait bouger les lignes et parce que c’est un prédateur, il a perçu tout de suite le changement d’atmosphère au boulot. Il a prêché le faux pour avoir le vrai auprès de ses collègues puis il a compris que cette fois-ci, il n’allait pas s’en tirer aussi facilement. Lui aussi a paniqué. Au détour d’un couloir, il m’a croisé et dans sa colère il a agi comme si nous étions encore seuls. « Il va falloir qu’on s’explique » me cracha-t-il avant que des collègues s’interposent physiquement entre nous.
Ce que j’ai ressenti à ce moment-là fut tellement violent que je ne pouvais plus me mentir, j’avais besoin d’aide, qu’on me dise encore et encore que je n’y suis pour rien. A cause de lui, je ne sais plus recevoir le sourire d’un homme sans d’abord paniquer. J’ai eu une crise d’angoisse dans un restaurant entre midi et deux car ma copine est arrivée en retard et que je me suis retrouvée seule au milieu de tablées d’hommes bruyants. Je crois parfois le reconnaître lorsque je croise des hommes que je ne connais pas.
Je ne l’ai pas revu depuis des mois mais il est encore trop présent dans ma vie. Bénévole sur un festival, j’assurais il y a peu l’accueil des équipes techniques et des artistes à la restauration. De façon spontanée, alors que j’étais préposée aux entrées, je demandais en souriant aux affamés « qu’est-ce qui vous ferait plaisir? ». Pendant une heure et demi, j’ai reçu en retour des réponses banales, souriantes ou non. Et puis, un homme est arrivé devant moi, machinalement je lui ai sorti ma phrase d’accueil face à mes crudités. « Qu’est-ce qui me ferait plaisir ? ah… » m’a-t-il répondu avec un regard appuyé et goguenard. « Hum, je sais pas, c’est quoi, c’est déjà Noël ? »
Je me suis décomposée devant mes salades composées, l’assiette dans la main. Il a regardé mes yeux et a dû y lire quelque chose de très inconfortable. Il est reparti avec ses carottes râpées pendant que j’essayais de juguler ma crise d’angoisse. Il m’a cherché du regard tout le temps de son déjeuner. J’y ai vu de la gêne, de la honte. Il n’était pas drôle, ce gars avec ses carottes, mais il n’était pas lui, l’autre, celui qui a jouit de me salir et de me soumettre.
Je ne suis pas la victime des hommes mais d’un seul.
Je serais plus forte que lui.
On sera toutes plus fortes qu’eux.
Sophie. Novembre 2017
Susceptible ?