« Bonnes Fêtes Zot Tout! ». « Bonnes fêtes à tous », en français. En métropole, on se réfère à Noël et au jour de l’an. À la Réunion, on y ajoute, en mangeant des litchis sous les flamboyants, une nette allusion à la « fet kaf », la célébration de la fin de l’esclavage, exécutif ici le 20 décembre 1848. Décidé quelques mois plus tôt à Paris, il aura fallu quelques mois pour l’imposer aux producteurs de sucre qui perdaient là leur main d’oeuvre peu onéreuse. Célébrée depuis dans les seules usines et quartiers créoles des grandes villes, il aura fallu attendre les années 80 pour qu’elle devienne une vraie fête officielle, en proie même aujourd’hui à une surenchère médiatique et propagandiste : parmi la trentaine de « fet caf » proposées par les collectivités de l’île, que diable faire pour le 20 décembre?
On a alors eu l’idée d’aller en causer à Danyel Waro, qu’on ne présente plus, mais qui participait à une cérémonie à Terre-Sainte, le port de pêche de Saint-Pierre, au sud de l’île. Après un jet de fleurs dans l’océan indien, en hommage aux ancêtres, au son des tambours malbars chauffés sur la plage, Danyel nous a accordé du temps pour nous expliquer un peu le contexte. Le poète maloya, unanimement respecté sur l’île et ailleurs, a bien voulu nous accordé une heure de son temps sur un banc public, à l’écart du « kabar », un sacré privilège pour une veille de 20 décembre…
Danyel regrette l’aspect consumériste qu’a pris cette fête. Il est vrai qu’en sillonnant l’île tout le week-end, la fête a pris des proportions impressionnantes: des camélias à Saint-Denis au front de mer de Saint-Pierre, en passant par « les hauts », chaque « ilet » à sa dose de cases illuminées vibrantes de sons divers. De grands panneaux publicitaires agrémentés de jingles radio vantent les mérites des « fêtes de la liberté », avec des affiches dignes de discothèques. Les artistes du sérail s’y produisent souvent, c’est l’occasion de « cachetonner », alors que peu sont professionnels. Programmés la même soirée aux quatre coins de l’île, ils fournissent aux collectivités en concurrence ou autres enseignes de loisirs des concerts brefs sans rappel. Alors ils repartent avec l’instrument sur le dos vers l’autre côte de l’île. Danyel, lui, préfère parler « d’engagement », de « réflexion sur une affaire sérieuse ». S’il ne propose pas de réponse, il engage au questionnement sur les notions d’histoire, d’identité, de liberté. Lui-même admet la récupération politique de l’évènement: l’association qui l’a invité ce soir a bien une couleur politique. Jusqu’à tard dans la nuit, Danyel, accessible à tous, a accompagné de son « kayamb » les musiciens confirmés ou en herbe chantant la liberté.
Christine Salem, autre chantre du maloya, née un 20 décembre, refuse, elle, de se produire ce jour là. Fortement attachée à une quête identitaire liée à ses racines malgaches et est-africaines, elle privilégie l’hommage aux ancêtres. Rencontrée la veille, à Saint-Denis, elle nous confie que pour elle, c’est un moment privilégié, qui n’appartient qu’à elle et ses proches : jeune, au quartier des camélias, elle se souvient de cette célébration entre proches, comme un moment de partage et d’offrande. Pour elle, apprendre l’histoire de la Gaule ou de Marignan a occulté sa propre Histoire. Curieuse, elle a cherché par elle-même à définir son identité : elle désire, comme Danyel, considérer cette date avec du sens. Pour elle, « ce n’est pas donné à tous »: elle cite certains pays d’Afrique ou Haïti où on ne célèbre pas la fin de l’esclavage. Et elle comprend aussi que cette célébration ne soit pas une priorité pour tous : c’est l’affaire de chacun.
Danyel Waro accepte le défoulement, l’idée de fête, mais avec du sens. Il organisait lui-même, chez lui, dans les « hauts », un kabar pendant toute la journée du 20 décembre. D’où notre dilemme: non dotés d’un don d’ubiquité, et invités à une autre « fet kaf », il a fallu choisir.
Nous avons porté notre choix sur Grand-bois, où la famille Pounia invitait quantité d’artistes réunionnais à célébrer ce moment. L’instigatrice, c’est Maya Pounia, 25 ans, fille de Gilbert Pounia, à l’origine de l’association Ziskakan. Conteurs, artistes et musiciens se succèdent alors dans le jardin, face aux vagues, dans un cadre idyllique et une ambiance presque familiale. Pour le groupe Ziskakan, dont les membres souhaitent vivre de leur musique, le programme est chargé : il faut jouer à Saint-Pierre en début de soirée et partager ce moment avec les proches à la maison. Gratuit, ouvert à tous, sans promotion, c’est le rendez-vous des habitants de Grand-Bois et de beaucoup d’autres. Brass Bands jouant du séga, tambours sacrés malbars, intermèdes de steel drums métalliques, jeunes artistes sans notoriété: beau brassage où tout le monde trouve son compte. A minuit, Ziskakan clôture l’affaire en entonnant, sous les vivats, les chansons connues de tous. Parmi elles, « 20 desanm » prend alors tout son sens. « Merci Zot tout, et bonne soirée ». Le jardin se vide, le son des vagues reprend ses droits, le 20 décembre est terminé.
Joyeuses fêtes zot tout!
Lionel et David