Sur le papier, les Embellies nous avaient mitonné une programmation aux petits oignons pour passer une chouette soirée à l’Antipode ce samedi 29 mars. En vrai, le millésime s’est révélé encore meilleur avec trois prestations pour le moins différentes, mais tout aussi captivantes. Voire jubilatoires. Et ce qu’il s’agisse de Chris Garneau, de Geysir ou de Tunng. Récit.
Geysir
On connaissait Lionel Laquerrière et Marie-Céline Leguy pour NestorIsBianca, formation à géométrie variable avide d’expérimentations entre electronica, post-rock et pop pour dire vite, et ce, depuis le début des années 2000. On avait également repéré Lionel Laquerrière aux côtés de Yann Tiersen et Thomas Poli pour le projet aux synthés analogiques kraut ESB. Les Embellies espéraient faire venir Geysir avec son ciné-concert Le Voyage Fantastique (Richard Fleischer, 1966) mais pour des raisons de calendrier, le duo est finalement « seulement » venu présenter la version concert de son travail. Premier constat : sans les images, la musique de Geysir ne perd rien de son pouvoir envoûtant et hypnotique.
Face à face, le duo est plongé dans des lumières vaporeuses, dans une demi pénombre. Marie-Céline Leguy sur la gauche tire de sa basse des notes profondes tandis que son complice, face à ses machines accouche de nappes synthétiques et d’arpèges cristallines sur sa mandoline électrique. On se laisse emporter par cette musique progressive en diable qui vous envoûte petit à petit. A côté de nous, beaucoup découvrent la musique du duo : d’aucuns laissent s’échapper des « c’est beau ! » et beaucoup plongent sans retenue dans les méandres mélancoliques qui déroulent et comblent nos oreilles. Car si la musique de Geysir se fait accessible parce que très mélodique, elle recèle également de jolies complexités, avec ses enchevêtrements de couches rythmiques et mélodiques. L’équilibre entre les timbres est parfaitement trouvé et le spectre sonore de l’ensemble parvient sans peine à emplir l’espace entre nos lobes cérébraux. La musique de Geysir (finalement plus écoulement que jaillissement, se dit-on dans un premier temps) est de celle qui vous emmène en douceur sur des rivages oniriques et profonds.
Pourtant sur un quatrième titre qu’on reconnaît tiré du 45 tours sorti sur l’essentiel Thoré Single Club, les deux musiciens après avoir commencé sur des arpèges évanescents de mandoline glissant sur de lentes nappes mélancoliques, rythment soudain le propos. Un pied four on the floor accélère les ondulations de la foule et les têtes comme les pieds battent plus rapidement la pulsation. Les basses se permettent un rugissement soudain qui emporte davantage le public avant une accalmie, un ralentissement tout en délicatesse, pour mieux repartir une nouvelle fois en accélération. La basse deviendrait même groovy quelques mesures. En quelques titres, Geysir parvient ainsi à créer un set extrêmement homogène, en tournant toujours autour de la même couleur musicale, mais en en privilégiant les reliefs. La musique du duo se permet les lentes montées, les emballements, les accalmies, passant de la mélancolie la plus contemplative aux basses les plus insidieuses et ce avec une aisance et une maîtrise des ambiances remarquables. De la belle ouvrage.
Chris Garneau
Les amateurs de mélodies à l’âme sensible ont le plaisir de retrouver Chris Garneau sur scène, grâce à l’opiniâtreté de l’équipe Patchrock, qui tous les ans relance son tourneur pour le faire venir à Rennes en ce début de printemps. Faute de sortie d’album jusque là, l’Américain n’avait pas pu être programmé aux Embellies. Mais voilà, cette année, sortie d’album (Winter Games le 4 avril en sortie physique) et dates du festival coïncident enfin. Après un très court changement de plateau, Chris Garneau apparaît donc à son tour. Dr Martens montantes aux pieds lacées jusqu’en haut sur un jean, t-shirt noir aux profondes échancrures sur les côtés, découvrant ses bras nus légèrement tatoués et mèche brune contrastant avec ses yeux clairs, le musicien traverse la scène qui semble immense, avec un grand sourire timide. Il s’installe seul devant un piano électrique. Derrière lui, commencent alors à défiler des images granuleuses en noir et blanc. On y devine une chèvre, on aperçoit des garçons qui reposent leurs têtes sur des épaules bienveillantes, on imagine être suspendu sur la nacelle d’un manège qui découvre une ville inconnue sous nos pieds au ralenti, on y distingue plus loin un tipi éclairé dans une nuit qu’on suppose d’orage. Et puis encore des animaux de ferme.
Et ce n’est pas un hasard puisque c’est isolé en pleine campagne, entouré d’animaux fermiers que Chris Garneau a enregistré et composé son dernier album Winter Games. Avec son troisième long format, l’Américain quitte le tout acoustique (Music For Tourists et El Radio, ses deux précédents opus, avaient délicatement posé les bases de sa folk essentiellement acoustique aux arrangements riches et précieux) et s’offre des instrumentations plus électriques (ou électroniques). C’est pourtant une version dépouillée de ces morceaux qu’il va nous offrir ce soir à l’Antipode, avec sa seule voix et son piano électrique, car comme il le déclare en début de set dans un impeccable français (il a vécu par ici enfant), son set sera essentiellement consacré à son dernier album.
Mais dépouillé ne veut pas dire inexpressif ou atone. Au contraire, Chris Garneau nous embarque avec lui dans un lent et doux voyage introspectif. Les versions d’Our Man (on croit ?), Winter Song#2, Winter Song #1 ou Danny prennent insidieusement aux tripes et si on regrette évidement l’absence des cuivres profonds ou des cordes aériennes présents sur l’album, on se laisse pourtant cueillir par les compositions du jeune homme. On découvre même qu’un titre qu’on prenait pour une erreur de casting sur Winter Games, le pénible Oh God, est une sacrée chanson, une fois réduite à son squelette piano-voix.
D’aucuns regretteront peut-être que du fait de la formule choisie (piano-voix), le set se révèle peut-être monocorde sur la longueur. Pour nous, au contraire, la formule piano-voix a l’avantage certain de révéler les talents ineffables de songwriter de ce garçon à l’âme sensible.
Et puis ces morceaux sont quand même de belles tueries crève-coeur. Par leur sujet souvent, d’abord puisque pour ce troisième album troublant et introspectif Chris Garneau a décidé de s’intéresser à l’hiver et aux souvenirs de ses proches liés à cette saison. Et le moins qu’on puisse dire c’est que ce n’est pas des masses joyeux, puisqu’ inceste, rejet familial, négligence ou maltraitance s’y côtoient sur 10 pistes souvent sensibles et parfois même bouleversantes.
Sa version de C’est pas grave ce soir est d’ailleurs épouvantablement juste. Du fait de ses paroles en français qui nous touchent peut-être de façon plus immédiate. Ou simplement de cette interprétation sensible qui n’en fait pas des tonnes.
Chris Garneau n’est pas de ces musiciens qui mettent leurs tripes sur la scène à nu et hurlent leur mal être. Il est plutôt de ces garçons effacés qui laissent s’exprimer leurs sentiments dans l’écoulement des notes et les accents discrets de leur voix qui se brisent très légèrement, en retenue. Le garçon n’a pas besoin d’en rajouter, on sent son interprétation intense et terriblement honnête. D’autant que parfois, entre les morceaux, le musicien plaisante avec humilité « à la fin, ce qui s’est passé, c’est que je n’avais plus de mots en français alors j’ai continué en anglais » explique-t-il de C’est pas grave. Plus tard, il se tourne vers l’écran « Vous avez vu la chèvre ? » et rigole de la « bourde » : ses disques ne sont pas arrivés jusqu’à l’Antipode « mais on s’en fout ! »
La fin du set laisse davantage de place à ses plus anciens morceaux (avec une exception pour l’envoûtante Switzerland) puisque la très ElliottSmithienne Relief et la troublante Baby’s Romance (sur Music for Tourists) s’y succèdent notamment. Mais c’est en rappel, que Chris Garneau achève de nous émouvoir. Lorsque le garçon revient sur scène, une personne du public lui demande de jouer Between the bars. Visiblement ému, Chris Garneau explique que même si cela fait déjà dix ans, l’absence d’Elliott Smith est toujours aussi déchirante. Sa version de la cover du regretté musicien touche au plus juste et l’Américain sort de scène en ayant convaincu une bien grande partie du public.
Tunng
Dans la salle, le public, très calme, attend assis la venue des Tunng. Les six énergumènes vont soudainement donner un coup de peps à tout le monde, en à peine quelques mesures.
Il faut dire qu’avec Ashley Bates, son guitariste au costume mou improbable et aux longs cheveux, sa chanteuse Becky Jacobs à talons orange et son guitariste/chanteur Mike Lindsay à la marinière bicolore (bleue et blanche devant, rouge et blanche derrière) à l’énergie communicative, les Tunng ne manquent pas de vitalité.
La bande des six entame le set tambour battant avec Once, le titre ouvrant leur dernier album en date (Turbines, 2013) et ses chœurs enchanteurs où les voix s’entremêlent à différentes hauteurs avec une classe certaine. La fin du titre s’emballe progressivement, notamment grâce à la triplette impeccable en fond de scène, formée par le nouveau batteur Simon Glenn, le bassiste (et bidouilleur de machines) Phil Winter et Martin Smith qui joue tout autant des claviers que du farsifa et autres percussions improbables (plateau de clefs suspendues, balais frottés sur une cabasa, collier de coquillages ou clochettes mutantes…).
Car les chansons de Tunng continuent de se parer d’une multitude de petites trouvailles sonores aussi habiles que jubilatoires, tel ce So Far From Here, joué en début de set, qui résonne de crépitements rythmiques dignes d’un Four Tet, et d’arrangements malins en diable.
On en a la preuve, les Anglais continuent de creuser le sillon d’une folk sincère pleine de petites astuces sonores, qui aime partir de traviole tout en restant immensément confortable à l’écoute, tel ce refrain imparable qui suit les crépitements inspirés ou ce troisième morceau qui une nouvelle fois, conduit le public à danser de plus belle. D’ailleurs Becky Jacobs ôte ses haut talons orange pour sautiller parmi ses pairs tout aussi bondissants… et souriants.
Car les Tunng, tout au long du set, affichent un immense sourire : joie de jouer ensemble, joie de partager leur musique avec le public. D’ailleurs Becky Jacobs l’avoue à la salle, les Tunng adorent Rennes et gardent en mémoire leur premier set aux TransMusicales. Un dialogue de guitare acoustique et électrique en intro plus loin, on se retrouve embarqué la tête dodelinante sur un vieux titre aux chemins de traverse, The Roadside. Les Tunng dansent sur scène et dans la salle, c’est pareil. Tout le monde se laisse gagner par leur bonne humeur et danse ou bouge tête et pied aux rythmes des compositions subtiles et réjouissantes du sextet.
Le titre suivant, Tales From Black est introduit par Mike Lindsay comme étant l’histoire d’une femme qui écrivait ses histoires sur une machine à écrire avec le sang de ses meurtres (enfin, si on a compris ?), et cache en son noir et vermillon sein un sample de Who’s sorry now ? sur lequel les musiciens s’immobilisent quelques secondes dans leurs gestes pour un freeze cocasse. Pourtant, malgré sa mise en scène facétieuse, le titre mélange une nouvelle fois avec bonheur et sans esbrouffe folk luxuriante et électro délicate, et toujours avec une habileté encore une fois insolente.
By This, plus calme fait pareillement le job avec son riff imparable et ses chœurs à reprendre ensemble « papapapapapa » . Les arpèges à la guitare de Bloodlines et les premiers couplets/refrains aux voix entremêlées d’Embers plus loin, la petite troupe n’a rien perdu de son énergie communicative et tous dansent comme des fous sur le solo à la batterie de leur compère Simon Glenn ou se frottent les mains de concert sur With Whiskey.
Généreux autant que l’est leur set, les Tunng continuent pied au plancher et les titres s’enchaînent dans un bonheur non feint, que ce soit sur scène ou dans la foule. Le By Dusk They Were In the City sera même particulièrement hilarant, puisque Mike Lindsay s’y costume d’une paire de lunettes orange en forme de cœurs traversés par une flèche (reprise ensuite par la chanteuse) pour se transformer en un guitar-hero plein d’auto-dérision, pour un solo déjanté en bord de scène.
Suit alors le tubesque Hustle avant un rappel mallette à double-fond. Les Tunng acclamés, échangent des sourires et des regards avec leurs fans qui chantent les paroles de ce Woodcat par cœur « And we all had a lovely time » . Quant à Phil Winter, il se fait gentiment charrier du regard par Mike Lindsay, pour arriver quelques minutes après le début de la chanson. Le set se finit logiquement par un Bullets aussi entraînant qu’acclamé. Quand les lumières reviennent dans la salle pour achever une prestation aussi jubilatoire qu’altruiste, les visages du public affichent d’immenses sourires. La magie Tunng, sans aucun doute.