Interview d’Emmanuelle Hiron pour Les Résidents : « le sujet le plus punk que j’aie jamais traité »

Les résidents - Amanuelle Hiron - Cie L'Unijambiste affiche« C’est le sujet le plus punk que j’aie jamais traité » nous a glissé Emmanuelle Hiron en off. Has-been les rockers héroïnomanes la seringue dans le bras. La comédienne a pu l’observer pendant le temps de travail nécessaire à la création de son spectacle Les Résidents (une création de la Cie l’Unijambiste) présenté à l’Aire Libre pour Mythos les 8, 9 et 10 avril : ce qui fait frémir aujourd’hui, ce qu’on tait dans un silence bien souvent horrifié, ce sont les vieux. La vieillesse, le quatrième âge. Les institutions. Un étrange paradoxe lorsqu’on sait qu’on vit aujourd’hui de plus en plus vieux.

Pourtant, Emmanuelle Hiron parvient à défendre ce sujet avec une infinie justesse. Sans condescendance. Sans tristesse déplacée ou humour excessif. En essayant une forme, celle du théâtre documentaire, mêlant un monologue fictif à des images filmées, celles des résidents d’un Ehpad1 où elle a suivi une gériatre, Laure Jouatel, dans le quotidien de son travail. En choisissant aussi de (re)mettre au centre de l’attention les vieux, Les Résidents. Ceux dont elle a partagé le quotidien, avec pudeur. Avec une certaine naïveté aussi. Mais avec un respect immense.

Avec Les Résidents, Emmanuelle Hiron ne donne pas de réponses. Elle amène juste des questions. Essentielles. Rencontre juste passionnante.

Emmanuelle Hiron - PhotoAlter1fo : Peux-tu te présenter en quelques mots et également présenter la Cie L’Unijambiste dont tu fais partie ?

Emmanuelle Hiron : Je suis comédienne. Notamment et principalement pour la Cie L’Unijambiste, mais pas que.

La Cie L’unijambiste a été créée par David Gauchard à Limoges après notre sortie d’école. On a fait l’école du CDN de Limoges. C’était un contrat de qualification là-bas.

Je travaille avec David Gauchard depuis la création de la compagnie, ainsi que Nicolas Petisoff, qui m’assiste dans ce travail pour Les Résidents. Nicolas est dans les productions de L’Unijambiste depuis le début aussi. Il était à l’école avec nous.

La création de l’Unijambiste vient de David Gauchard. Il voulait monter ses projets, faire de la mise en scène. Nous, on a intégré ses projets.

Maintenant, au bout de plus de quinze ans d’existence de la Cie, on a aussi des projets plus personnels. Les Résidents, c’est un des premiers qui n’est pas mené par David Gauchard.

C’est donc toi qui mène le projet… Mais j’imagine que David Gauchard n’est pas absent pour autant.

Non, il suit, il regarde.

On en reparle tout à l’heure… Les Résidents est un projet autour des personnes âgées, de la vieillesse et de ce qui lui est associé. Comment t’est venue l’idée de travailler sur ce sujet ?

C’est d’abord une amitié qui m’a donné envie de partir là-dessus. Grâce à une amie gériatre, que je connais depuis très longtemps (depuis l’enfance), et qui m’impressionne dans le travail qu’elle mène… Je me suis dit qu’en dehors de mes tournées, de mes résidences, j’avais du temps à Rennes. Au fil de nos conversations, j’ai pensé que ce serait intéressant d’aller voir ce qu’elle faisait. Parce qu’elle me passionnait quand elle parlait de son travail…

Son travail est en lien avec la démence, la fin de vie, la gériatrie… Et ce n’est pas vraiment évident de le voir comme quelque chose de passionnant. Pour elle, pourtant, c’est absolument évident (comme pour pas mal de gens qui travaillent avec elle). Ça m’a donc intéressée.

J’ai commencé à aller là-bas. A filmer.

L’idée, au départ, était de faire un documentaire pour l’EHPAD. Ça s’est ensuite élargi. Comme mon domaine, c’est le théâtre, j’ai eu envie, en plus des images documentaires, de passer par le théâtre. Le théâtre est le média le plus simple pour moi parce que c’est celui que je connais le mieux.

Je voulais te poser la question plus tard, mais comme lorsque tu as suivi ton amie gériatre Laure Jouatel dans son travail,  tu as filmé, à quoi doit-on s’attendre dans la forme du spectacle ? Y aura-t-il des parties filmées intégrées ? 

C’est pour ça que j’ai appelé ça « théâtre documentaire ». Parce que moi-même, je ne savais pas que j’allais faire ça. Je me suis retrouvée avec un film, avec beaucoup d’images que je voulais exploiter.

C’est un hasard, mais j’ai beaucoup joué de personnes âgées dans ma courte carrière et je ne voulais surtout pas les jouer eux.

Je me suis demandée de quel point de vue me placer. J’ai pris celui le plus intime, et le plus évident : le point de vue de mon amie. J’ai écrit un monologue inspiré d’elle, de son travail de médecin gériatre. Les résidents sont présents sur scène en vidéo. Ils sont présents aussi, mais à travers le film. Ça se répond.

J’ai écrit de manière assez documentaire, un peu comme on est en train de faire (rires). C’est-à-dire que j’ai pas mal interviewé, écouté. J’ai recueilli beaucoup d’anecdotes en deux années de présence là-bas, avec des choses qui revenaient tout le temps. J’ai donc voulu travailler certains sujets, comme la qualité de vie. Ce sont des mots qui revenaient extrêmement souvent «  la qualité de vie ». Qu’est-ce que ça veut dire la qualité de vie des résidents ? Qu’est-ce que c’est ? C’est vraiment cette question-là que je développe. Tout comme la mort. Le rapport à la mort, très concret. Et puis le rapport à la jeunesse et l’incapacité de certaines personnes à parler de cette vieillesse-là, à parler de la démence, à parler de tout ça. Le rejet des gens à vouloir aller en maison de retraite.

J’ai travaillé ces sujets-là avec mon amie. Enfin elle, elle ne travaillait pas, elle écoutait, elle parlait. J’ai retranscrit ça. J’ai voulu que ce soit un monologue assez documentaire pour répondre à des images qui le sont. Ça m’a paru difficile de faire un texte trop poétique avec des images très documentaires. Ça rendait la chose mièvre. Je n’avais pas envie que cette vision soit sentimentaliste. Je voulais qu’elle soit concrète, très directe. Et pas forcément plus drôle que ce qu’elle est, ni non plus plus grave. Le documentaire est un média que j’adore.

Dans la pratique comment ça s’est passé ? Tu y as été plusieurs jours ?

A l’Ehpad ? Ah oui, j’y ai passé beaucoup de temps. J’ai passé un an et demi là-bas. J’y ai été durant tous mes temps libres (rires). J’y ai passé de très bons moments. Plein de gens me disent que ce n’est pas possible, mais je l’affirme : si c’est possible ! J’avais plaisir à y aller.

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Il y a quelques années, l’association Electroni[k] avait fait venir une super artiste, Lynn Pook, pour réaliser une carte postale sonore d’un lieu à Rennes, je ne sais pas si tu en avais entendu parler. Elle avait choisi de travailler à la maison de retraite de Cleunay. C’est quelqu’un qui fait très attention à la rencontre, aux personnes. Le projet était vraiment formidable et porteur. Pourtant on  avait été très surpris lors de la restitution du travail. Les soignants, ou pour le dire plus vite, le personnel de la maison de retraite, nous a dit avoir découvert les résidents grâce à ce projet, comme si pris par les soins et le temps, ils n’avaient jamais pu se laisser la chance d’entendre ces histoires. [voir l’interview de Lynn Pook ici]

Ils ont appris à connaître ceux qu’ils voient tous les jours…

Exactement ! Ils sont pris par les soins, par plein de choses, ils ne pouvaient pas prendre ce temps-là. Je crois que toi, c’était une de tes idées de remettre au centre les résidents…

Au centre, oui. Tu vois, j’ai eu la même réaction. J’ai fait voir des images aux familles. J’y retourne d’ailleurs dimanche pour leur faire voir le documentaire dans son intégralité (il ne sera pas intégralement dans le spectacle). La première réaction quand j’ai montré ces images, ça a été un long silence, de presque dix minutes. Je me suis dit : « ok, ça ne passe pas bien. » Et pourtant si, c’était bien passé. Mais ce regard posé les a pas mal émus pour certains. Ils reconnaissaient parfaitement les résidents, notamment par le son. Il y a par exemple une dame qui répète constamment la même chose : c’est un leitmotiv dans l’Ehpad…

Ils m’ont dit : on ne les regarde pas. On ne les écoute pas. C’était touchant pour ça. Ça leur faisait du bien de poser ce regard-là. Je ne connais pas ce milieu. J’y suis allée tellement naïvement.  Avec de la pudeur aussi. Je filmais les gens sans trop d’a priori. Je n’étais moi-même pas confrontée aux soins. J’étais avec eux.

Donc il était question pour toi de les remettre au centre, de leur donner de la place. Mais je crois que tu avais aussi envie de poser des questions avec ce spectacle. Faire un spectacle, c’est peut-être déjà « politique », au sens large.

Sur scène, dans le monologue, oui.

Ce que je n’ai pas fait avec le documentaire car comme la plupart des résidents sont déments (ils ont une démence sénile qu’elle quelle soit), je ne voulais pas influencer leur parole. C’est très facile d’influencer une parole ou un comportement. Je ne voulais pas leur faire dire je ne sais quoi, les emmener vers… Je leur parle donc très peu dans le documentaire. Je réponds comme n’importe qui quand ils me posent une question lambda mais c’est tout. C’est assez passif.

Le théâtre, par conséquent, me permet de faire ça : le monologue me permet de poser toutes les questions qu’ils m’ont évoquées.

Le crépuscule de la Raison - Jean Maisondieu - Editions BayardJe me suis inspirée d’un psychiatre qui s’appelle Jean Maisondieu. Il a fait des écrits qui sont assez précieux dans le milieu de la gériatrie : L’idole et l’abject (j’adore ce titre ! Il est très évocateur de la place qu’a le vieux chez nous) et Le Crépuscule de la Raison (un titre un peu plus romantique qui lui a fait vendre plus de livres. On rigole d’ailleurs là-dessus). Il m’a beaucoup inspirée pour écrire le monologue sur ces questions. Comment on tue symboliquement l’autre pour mieux asseoir sa propre dignité. Ou avoir la sensation de mieux vivre parce qu’on met la mort à côté. Qu’est-ce qu’on considère comme une vraie qualité de vie ? Ce sont ces questions-là qu’ils m’ont évoquées.

La place que je voulais leur rendre, c’est celle-là aussi. En posant une réflexion comme celle-là, parfois un peu rude : est-ce que comme ils nous font chier, on les planque ? Ou encore : est-ce qu’on pourrait les tuer ? Tout ça c’est symbolique, bien sûr. Se pose la question de la fin de vie, de l’euthanasie. A laquelle j’ai été confrontée dans les questionnements, parce qu’il y a des fins de vie difficiles.

Sur scène, eux sont là derrière moi, filmés et ils répondent sans parole à ça. Ils ne me répondent pas directement dans le discours. Mais je parle d’eux. Je parle des questionnements et on les voit ensuite.

Je crois que dans le spectacle, c’est la part plus rassurante, lorsqu’on les voit eux. On se dit qu’ils ne sont pas si mal, qu’on peut les regarder. Je crois même qu’on peut s’y attacher. Enfin, je n’en sais rien. Mais moi j’y suis très attachée évidemment.

Évidemment parce que j’ai passé du temps avec elles mais aussi par les questionnements qu’elles ont amenés. Ça m’a déplacée. Ça m’a fait avancer. Ça m’a rassurée. Davantage que fait flipper.

En parlant du texte, tu parlais de ce psychiatre, Jean Maisondieu. Est-ce que tu as intégré des morceaux de ses écrits dans le texte en tant que tel ?

C’est plutôt fondu. Ce sont plutôt ses questionnements que j’intègre. Et comme avec mon amie  médecin, on a beaucoup parlé autour de ça, j’ai fait une sorte de mix pour que ce personnage puisse avoir une parole qui est tout le temps la même.

Les textes de Jean Maisondieu sont très écrits. C’est édité. Il vend des livres « scolaires ». J’ai voulu les dire sur scène au début. Parce que c’est très bien écrit. C’est vraiment passionnant. Mais c’était trop didactique. Ça sonnait trop « conférencier ». D’ailleurs lui est génial en conférence. Mais ça ne passait pas.

J’ai donc repris des idées, mais je les ai modulées. Dans l’ouverture du spectacle, il y aura peut-être des citations de lui. Je suis encore en train de me poser la question. Mais j’aimerais bien. Certes ça envoie du bois, mais pour ouvrir la réflexion, ce serait intéressant. C’est un peu sévère, mais c’est ce que je cherche en fait dans ce spectacle, d’aller au bout du sujet. Je n’ai pas envie d’être trop mièvre. (silence)

Ni provocatrice. Il n’y a aucune provocation dans ce que j’ai fait. Mais j’aborde le sujet.

Comment s’articulent ces composantes : la fiction, le documentaire ? Tu nous as déjà un peu répondu tout à l’heure en expliquant qu’il y avait ces parties filmées intégrées au spectacle…

Ça reste du théâtre.

Il y a le documentaire filmé (je n’ai pas intégré la totalité, j’en ai choisi des parties seulement) qui représente vraiment les résidents. Mon personnage n’interagit pas avec.

Évidemment j’ai fait plein de tests, pour savoir comment ça pouvait se combiner. Mais faire interagir le personnage directement avec l’image des résidents me paraissait kitsch.

C’est la première fois que je fais ça. J’ai fait beaucoup de classiques, des performances, des choses plus spectaculaires. Ce spectacle me semble du coup assez aride. Mais je crois que ça sert le sujet. Je ne commence pas à leur parler dans le monologue. Ça reste une part documentaire.

Et puis je crois qu’on a besoin de les regarder. Il y a des passages filmés assez longs, pour qu’on puisse rentrer dans une histoire, pour que ça ne reste pas un clip. Ce n’est pas qu’une illustration. C’est déjà une histoire. Le monologue et les questions qu’il pose viennent refléter ça. Ils se répondent. Ce que j’ai écrit, c’est ce qu’ils m’ont évoqué, ce sont tous les sujets que j’ai entendus. C’est pour cela que j’ai appelé le spectacle Les Résidents. On ne dit pas « les patients » , « les vieux » . On dit « les résidents » et c’est très important : ce sont les gens qui résident et qui, par conséquent, ne se trouvent pas réduits à la maladie qu’ils ont ou à leur vieillesse. Je me suis dit que ce mot était très important, pour ménager toutes les susceptibilités, familiales, etc…

Tu parlais de « qualité de vie »…

J’entendais tout le temps ces mots. Parce que ça évoque le soin, le fait de vivre dans un endroit. Ils posent la question : est-ce que tu vis bien ?

C’était davantage une parole des soignants ou des résidents ?

Davantage des soignants. Mais aussi un peu des résidents, à propos de leurs angoisses : vouloir sortir, autour des absences, des gens qui ne sont pas près d’eux. J’en parle un peu, mais je ne parle pas directement de ce qu’eux m’ont dit dans le spectacle.

De la même façon, je ne voulais pas du tout parler d’eux avant. C’est souvent le biais utilisé, le point de vue qu’on prend : la mémoire. La mémoire qui s’en va. Alors on parle d’avant, des réminiscences du passé. Sauf que pour moi, c’est déjà emmener la personne dans ce qu’elle n’est plus. Avec l’idée qu’avant c’était mieux.

Or ce que je voulais, c’était là et maintenant. Comment est-ce que tu vis à 90 ans ici et maintenant ? Quand tu es dément, tu peux être complètement différent de ce que tu étais avant. Ce qui est douloureux pour les familles bien sûr. Mais mon point de vue c’était de parler de cette personne-là, à ce moment-là.

C’était très intéressant de parler de ça avec les familles. En deux ans, on a vu beaucoup de chemin parcouru : entre le désarroi de certains, la haine, vraiment, dans d’autres cas et puis l’acclimatation progressive des conjoints, des enfants à ce que cette personne devient. La vie de cette personne va de sa naissance à ce moment-là… Et elle va vers ça.

C’est ce qui est particulièrement troublant. On ne peut pas dire qu’elle n’est rien là alors qu’elle était ma mère avant. Elle est toujours ma mère. C’est aussi une façon de dire qu’on est toujours un peu seul. Quelle que soit notre famille. Notre parcours, on le fait quand même seul.

C’était passionnant à voir.

Je ne parle donc pas des conjoints, je ne parle pas des enfants, des soignants. Je les filme vraiment eux. Les résidents. Je ne les excuse pas d’être fous, je ne les excuse pas d’être vieux. (Avec une grimace) Du style : « il est vieux, mais avant il était quand même un peu mieux » « Il est fou mais il n’a pas toujours été complètement zinzin » (rires)

J’ai lu dans la présentation du spectacle (je ne sais pas si c’est toi qui le dis ou pas) :  « la catharsis n’est plus seulement portée par l’acteur ». Est-ce que tu peux nous expliquer ?

J’ai eu l’impression de travailler vraiment un sujet.

Généralement, la catharsis est portée par l’acteur, par notre façon de s’y reconnaître. Je pense que là, c’est le documentaire qui va jouer ce rôle. Ce sont donc eux, les résidents, qui portent la catharsis. C’est le sujet qui la porte. On va se reconnaître dans une histoire de famille, dans sa propre projection.

J’aimais l’idée que ce ne soit pas moi qui porte ça sur scène, mais que ce soient eux qui amènent cette catharsis. C’est la part documentaire. Pour moi, c’est le rôle premier du théâtre, ce rapport cathartique : de se reconnaître dans. Dans son émotion. Et puis les questions que ça pose après, politiques, sociales, et pourquoi pas, aller jusqu’au débat après. Ce n’est pas seulement un divertissement. Je pense donc qu’ils portent la catharsis plus que moi. Je ne suis qu’un vecteur. Je suis seulement un passeur.

C’est quand même toi qui fabriques, qui construis le spectacle…

Oui, c’est moi qui construis le spectacle. Mais j’avais vraiment cette sensation d’être moins dans la performance que d’habitude et d’être davantage dans le sujet, de servir un sujet.

Je ne suis donc pas seule à porter cette catharsis, puisqu’il y a le documentaire et qu’ils sont là derrière moi dans le film.

Ils ne sont bien sûr pas présents sur scène. Plusieurs personnes m’ont demandé pourquoi. C’est toujours un peu comme ça quand tu travailles sur des sujets un peu « exotiques » . Pour moi, ce n’est pas le cirque. Donc, non, ils n’ont pas à être sur scène. Ils ne peuvent pas. Ce n’est pas le travail qu’on a fait, en tout cas. Ce sont des gens qui ont quand même une mémoire à très court terme.

Certains trouvaient ça dommage qu’ils ne viennent pas voir le spectacle. Pour moi, ça dépend des familles. Ça ne m’appartient pas. Les familles m’ont donné les droits de diffusion. Ce sont eux qui décident avec leurs parents s’ils veulent venir. On ne va pas faire un bus. C’est très particulier. Et puis il y a aussi le fantasme tout autour de ça, de vouloir que ça leur révèle quelque chose sur eux-mêmes. Je crois que c’est fantasmé. Ce n’est pas vraiment leur place. A 95 ans, à 20h30, ils sont rincés. A huit heures et demie, je ne suis pas sûre qu’ils aient envie qu’on les déplace de là où ils vivent.

C’est un fantasme qu’on se fait, d’avoir besoin d’être toujours dans quelque chose d’hyperactif. J’assume très bien ça. Ils sont bien là où ils sont. J’ai 37 ans. J’ai voulu faire ce travail, ce spectacle. Ça fait partie de ma vie. Je suis comédienne. C’est intéressant pour moi. Pour les résidents, l’impact de tout ça, ils s’en moquent. Sincèrement, je pense (rires). Mon but n’est pas du tout de faire d’eux un spectacle. C’est vraiment un sujet. J’espère bien sûr qu’il y aura un impact, que ce sera touchant. Pas au sens pleurnichard, mais au sens de se poser des questions. Des questions intéressantes, j’espère.

Les Résidents - droits réservés

Comment as-tu fait pour construire le monologue ? Tu nous parlais de thèmes tout à l’heure…

Oui, je suis partie de thèmes et j’ai écrit toutes les anecdotes que j’avais entendues. J’ai fait des interviews de mon amie. C’était davantage sous la forme de discussion comme on est en train de le faire là : on discutait autour d’un verre, assez longuement autour d’un thème. J’ai enregistré. J’ai réécrit des choses à partir de là. Je voulais une parole très documentaire et de cette manière-là, ça m’aidait. C’est difficile d’écrire comme ça. C’est plus facile quand on discute, ça vient naturellement. Je voulais une parole comme celle-là.

Alors après, à apprendre, ce n’est pas évident ! (rires) Il faut vraiment suivre un mécanisme de pensée. Donc je n’aurai pas un prix littéraire pour ce texte. Mais je trouve qu’il dit beaucoup de choses. C’est un texte très documentaire. Il a été écrit à partir de questions.

Je suis par exemple partie sur le rapport à la jeunesse que notre société entretient. Et par conséquent de notre rapport à la mort. C’est vraiment combiné. Je suis également partie sur une phrase que j’ai beaucoup entendue lorsque je disais que je travaillais sur ce sujet (elle se récrie) : « Oh ! Moi je ne peux pas ! » Ça m’a passionnée ! Je ne demandais rien à personne mais j’avais souvent cette réponse : « ah, moi je ne peux pas. Je ne peux pas y mettre les pieds » Ce rejet m’a beaucoup intéressée. On a beaucoup parlé de ça.

On a aussi parlé de la qualité de vie. De jusqu’où on va, et par conséquent de la question de l’euthanasie.

Ton idée n’était pas d’apporter des réponses mais plutôt de poser des questions…

Non. C’est très subjectif. C’est vraiment le regard de quelqu’un. Il y a des gens qui ne seront peut-être pas d’accord et que ça mettra en furie. Mais ce n’est pas une conférence. C’est vraiment la sensibilité de quelqu’un qui y travaille. Comme c’est son travail, ses questions sont seulement plus poussées.

J’ai aussi fait un texte sur la toilette mortuaire. C’est assez terrifiant quand on pense à ça. Mais quand on en parlait, j’ai trouvé que l’importance qu’elle ou qu’ils y mettaient, c’était vraiment beau. Ils le faisaient de façon très consciencieuse et très investie. En disant : « ça doit être ça. » C’est quelqu’un qui affronte les choses de façon très directe. Ce n’est pas : « bon, il faut le faire ». Non au contraire, c’est : « on le fait et on le fait bien. Comme ça doit être fait ».

En plus, ça concerne la toilette. Le soin le plus intime et le plus sensible, c’est la toilette tous les jours. Ça, c’est dans le documentaire. J’ai eu l’autorisation de filmer une toilette donc je l’ai mise. Parce que ça me semblait absolument inévitable. C’est le soin dont tout le monde parle, le plus délicat, le plus intrusif.

J’avais envie de parler de la toilette mortuaire parce qu’on ne veut pas… Ce n’est pas possible de parler de ça. Ça m’intéressait donc d’autant plus d’en parler. Ça m’intéressait personnellement :  comment est-ce que vous faîtes ? Qu’est-ce que ce moment-là qui dure trois-quatre heures ? A quoi vous pensez ? Qu’est-ce qui est important ?

Ce sont des thèmes comme ça par exemple.

Et puis il y a aussi un peu de projection. On va vieillir plus longtemps. C’est aussi le but, la grosse question de ce spectacle : vivre plus longtemps, mais comment ? Cette grosse contradiction. Tu vas vivre plus longtemps, on te le promet, on fait tout pour, mais on ne te dit pas comment.

La grande ambivalence de mon spectacle, c’est ça. Vivre plus longtemps, mais comment. Toi et moi, par exemple, en 2060, on ne sera déjà pas toutes jeunes. Peut-être que nos parents seront encore là. Puisque comme on vit plus longtemps, il y aura des vieux, mais aussi des très vieux. Dans la vie.

En 2060, un tiers de la population sera vieille. Ce ne sera qu’un moment dans l’humanité. Parce qu’après, on aura fait moins d’enfants, donc ça va redescendre. Mais durant une période, on va être très nombreux à un certain âge. Ce spectacle-là, si ça se trouve en 2120, il n’aura plus lieu d’être du tout. Les choses se seront régulées.

J’aime bien l’idée de la projection. C’est cathartique aussi. Une fois qu’on se pose la question, je trouve que ça va mieux. Ça me rassure (rires).

Qu’est-ce que Laure Jouatel, ton amie gériatre, a pensé quand tu lui as montré le texte ? Peut-être qu’elle ne l’a pas vu encore ?

Elle a déjà vu beaucoup de choses : elle a vu le film, elle a vu beaucoup d’images. Très rapidement bien sûr parce qu’elle a plein de choses à faire. Elle a lu une grande partie du texte, je pense. C’est une personne très exigeante. Mais elle me laisse complète liberté là-dessus. Elle n’intervient pas.

Mais elle est contente que des questions se posent. Elle n’est pas spécialement contente de se voir, elle. Ce n’est pas forcément elle. D’ailleurs on ne parle pas de ça comme ça. C’est un personnage inspiré de… Elle ne se voit pas, elle ne s’entend pas. Elle a plus de souci sur la réception : elle espère que la question va bien se poser. Parce qu’elle, ce qui l’importe, c’est que ça aille mieux pour ces vieux-là. Qu’ils soient considérés. Elle est contente pour ça, de cette occasion que ça donne de parler de ça. C’est l’occasion par exemple, que ses équipes voient ça, qu’ils se posent des questions. C’est l’occasion que l’on parle de ça.

Je reviens un peu là-dessus mais qu’est-ce qui t’a donné envie à toi, personnellement de mêler théâtre et documentaire ?

J’adore le documentaire. Je considère que c’est un art. Mais je t’avoue que c’est aussi un hasard. Ça m’intéressait simplement de prendre une caméra et de passer un peu de temps avec mon amie, avec des questions sur lesquelles on débattait au bar et que je trouvais passionnantes. Je me suis dit : tiens, je vais passer du temps à être avec elle. Ce n’est pas beaucoup plus compliqué que ça.

J’ai aussi joué beaucoup de classiques et j’avais très envie d’aborder un théâtre beaucoup plus concret, très actuel. La question que je pose là, elle se pose maintenant. Dans quarante ans, elle n’aura peut-être plus valeur. Le texte est valable maintenant. Ça, ça me donnait très envie. Ça s’est donc traduit comme ça.

Mais je me suis confrontée à d’autres questions : est-ce que ce n’est pas trop documentaire pour le théâtre ? J’avais très envie de ça. Ce sont des écritures que j’aime beaucoup, très directes. Pourtant au bout d’un moment, je me suis dit : « mais c’est hard quand même ! » Je m’interdis toute poésie, tout ajout de musique, alors que je suis une grand fan de musique…

D’autant qu’avec la Cie l’Unijambiste, on s’attend à un rapport fort avec la musique !

Carrément, à fond, oui !  Alors que là pour le coup, il n’y a pas du tout de musique. J’ai essayé mais c’est mièvre. C’était difficile de trouver la place sur un plateau de théâtre, de  quelque chose qui a du mal à s’envoler vers une rêverie.

Parce que c’est tellement concret que tout paraît mal placé, ou mièvre. Ça n’allait pas. Je me suis donc dit que j’allais faire confiance aux sons qu’il y a dans le documentaire : ils suffisent. Ce n’est pas possible de mettre de la musique sur ce que je dis : parce que ça tire un fil, tout de suite, qui est  trop facile. C’est tout de suite trop sentimentaliste. Ou tu rigoles tout de suite. C’est un sujet qui est presque trop tendu. Ça devient aussitôt très glauque si tu mets de la musique : tu entends une note un peu trop rude, ça devient tout de suite l’enfer ; tu entends une note un peu plus rigolote et ça se transforme en « à la queue leu leu avec les vieux. » Ça ne va pas du tout ! (rires)

J’avais un peu de regret par rapport au fait de ne pas mettre de musique. Parce que j’aime bien ça. Et puis c’est notre côté facile au théâtre, la musique, ça t’emporte direct.

Mais j’irai jusqu’au bout dans mon idée documentaire, sans filtre, pendant une heure.

Ça m’importait aussi que ce ne soit pas la parole d’une personne âgée, mais d’une jeune personne, assez vive. Fringuée avec des couleurs. Je ne voulais pas de ce côté « sépia, accordéon, Édith Piaf » Non, je voulais une femme moderne, de 35 ans qui parle de ça.

On a évoqué David Gauchard tout à l’heure, en tout début d’interview. Je souhaitais revenir sur son rôle. Et est-ce que d’autres personnes ont également accompagné ton travail ?

Nicolas Petisoff m’a assistée. Toute seule, tu ne peux pas tout faire. Il faut faire écouter son texte. On a besoin de quelqu’un qui regarde, d’un peu de  critique. Il m’a assistée aussi sur des choses plus techniques.

Quant à David [Gauchard], il a davantage eu un rôle de collaboration artistique. C’est-à-dire qu’il est venu à des moments très précis voir des sortes de filage pour donner son avis, faire des retours assez bruts. Il m’a fait réécrire des parties de texte. Il m’a influencée sur le choix des vidéos en me disant d’en ajouter. Parce que j’avais une sorte de culpabilité de m’être improvisée réalisatrice-monteuse alors que je ne le suis pas du tout. Tu ne sais donc pas trop ce que ça donne. Mais David m’a dit que ça allait : «  C’est très bien ! Mets ça ! (Elle insiste sur ce dernier mot) Montre ! » Il a donc collaboré avec moi.

Il y a aussi le lighteux de l’Aire Libre, Benoît, qui a fait la création lumière avec nous. Je suis arrivée à l’Aire Libre, tout était déjà dé-rusché, monté. Le texte était déjà écrit.

Mais ça reste un spectacle assez simple : on n’est pas dix à faire cinquante entrées/sorties, avec trois décors : automne/ hiver/printemps. (rires) Comme le dit David, ce spectacle c’est un peu la « biscotte ». Mais en même temps c’est ce que je veux, être assez neutre.

Je veux servir le sujet. Je ne veux pas me mettre plus en valeur que ce ça, moi. Je ne veux pas que ce soit clinquant ou triste. Je pense qu’il y a quelque chose de touchant, obligatoirement. Mais je ne veux pas forcer. Je ne veux pas forcer la dose. Ni en faire un sketch invraisemblable. J’essaie juste d’être au plus juste de ce que j’ai ressenti. Et ce n’est ni ultra-triste, ni à se pisser dessus par terre de rire. J’ai trouvé le juste milieu de ça.

Ce sont donc les gens avec qui j’ai collaboré. L’auto-critique, ça tient un moment, mais au bout d’un certain temps, tu n’y vois plus trop clair.

Pour finir avant de te laisser partir, est-ce que tu as d’autres projets à venir ? Y a-t-il des choses que tu voudrais particulièrement souligner ?

Avec l’Unijambiste on va faire un spectacle à partir de huit ans sur les Inuits. Ils ont fait une expédition… [Plutôt que de partir de textes déjà écrits, La Cie L’Unijmabiste a décidé d’aller chercher elle-même la matière de sa création pour ce nouveau spectacle. C’est à dire de se rendre au Nunavik (Canada), au pays des Inuits début décembre. David Gauchard, Arm, Dan Ramaën et L.O.S. ont donc passé plusieurs jours à Kangiqsujuaq, un village du Nunavik. De cette expérience un rien givrée naîtra une création prévue pour l’automne 2015 -à Marmailles, entre autres-]

On fait un disque aussi. Je fais un travail avec Françoise Morvan.

Ah oui, avec Laetitia [Shériff] ? [pour ceux que ça intéresse, à retrouver dans l’interview de Laetitia Shériff ici –plutôt vers la fin 😉 mais vous pouvez tout relire!]

J’ai fait Les Mistoufles avec Lætitia. [Les Mistoufles sont une collection de disques pour les enfants, réalisée par les enfants. Avec deux ou trois artistes -musiciens, comédiens-, une classe est invitée à plonger dans l’univers foisonnant des comptines de Françoise Morvan. Et enregistre ensuite son travail d’une année sur disque. Le premier volume est formidable ! A écouter là]. Là, on est en train de faire le deuxième avec Loïc Arm de Psykick Lyrikah. Nous sommes intervenus déjà souvent avec les enfants et on enregistre fin avril. Cette fois-ci ce sera sur des chansons douces. Ce sont plutôt des berceuses que Françoise nous a données. Je suis très contente. Le disque sortira en juin.

Mistoufles_Pochette

Et puis de mon côté, j’ai commencé à écrire. Ce qui est plutôt pas mal parce que mon métier me met plutôt à la botte des autres, donc j’attends les propositions.

Je continuerai à écrire. Je ne sais pas si ça deviendra des spectacles. Pour Les Résidents, je ne voulais pas faire un spectacle plus que ça. Mais ça a intéressé des gens et ça a été une volonté de la Cie. Tant mieux, on m’a poussée dans le dos, j’en suis contente. Je vais donc continuer à écrire, à me documenter. Pour le prochain, j’ai une vague idée… Sur la middle classe, ou plutôt la low-middle-class d’où je suis issue, qui me travaille un petit peu et que je trouve plutôt intéressante. Un truc sur les classes : qu’est-ce que c’est que d’être dans la low middle class quand on fait le métier que je fais aujourd’hui ? Le côté mi-nouilles/mi-champagne (rires).

Merci !!

Merci beaucoup !

Emmanuelle Hiron – Les Résidents

dans le cadre de Mythos 2015 les Mercredi 8 avril, Jeudi 9 avril et Vendredi 10 avril à 20h30 au théâtre de l’Aire Libre (2 Place Jules Vallès, Saint-Jacques-de-la-Lande)

Création LUnijambiste / Texte et idée originale Emmanuelle Hiron – Assistée par Nicolas Petisoff / Collaboration artistique David Gauchard

Tarifs : 15€ / 12€ / 7€ VIF

Plus d’1fos :

 L’Aire Libre : http://www.theatre-airelibre.fr/spectacle/les-residents/

La Cie L’unijambiste : http://www.unijambiste.com/unijambiste/spip.php?page=sommaire

Mythos 2015 : http://www.festival-mythos.com/page.php?ref_rub=1&nom_rub=ACCUEIL

 


1 EHPAD : établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – autrement dit une maison de retraite. Ici l’EHPAD Les Champs Bleus à Vézin Le Coquet


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