Tout(e) au piano, Shannon Wright déchire les âmes et les cœurs avec Providence, bouleversant nouvel album uniquement à la voix et au piano. Sept titres à peine. Et pourtant un condensé d’épaisseur, d’émotions, qui prend aux tripes. Et déchire en même temps qu’il apaise. Ou l’inverse. A l’écoute du premier extrait de l’album These Present Arms, quelqu’un commentait d’ailleurs sur les internets « On peut rien faire, même quand t’as pas envie, Shannon t’emmène ». On n’aurait pas mieux dit.
N’en déplaise à Télerama pourtant auteur d’une belle chronique de Providence, qui sort le 20 septembre sur l’essentiel et fidèle parmi les fidèles Vicious Circle, Shannon Wright ne s’est pas essayée au piano à partir de Let in the light en 2007. L’artiste américaine avait déjà caressé les touches d’ivoire sur son premier album solo Flightsafety en 1999 alors qu’elle n’en avait jamais vraiment joué auparavant (« Heavy Crown était la première vraie chanson au piano que j’ai composée. C’est là que j’ai commencé à en jouer. Je n’en avais jamais joué avant… » nous avait dit l’Américaine en 2014). Et a toujours depuis joué de l’instrument sur chacun de ses dix albums suivants. Et même sur la magnifique collaboration avec Yann Tiersen (« en fin de compte quand on a fait l’album avec Shannon, les parties électriques c’était davantage moi » nous avait soufflé le Breton en 2010) ou l’époustouflante déflagration tout en six cordes rugissantes In Film Sound sur lequel Bleed faisait désespérément saigner le cœur.
Et tant qu’on en est à préciser. Defy this Love n’était pas non plus son premier morceau crève-cœur au piano (oui Avalanche, oui Throw a blanket over the sun, oui, Hinterland – pour rester dans les plus connues et on en passe déjà tellement). Car non, Shannon n’a jamais eu besoin de « lâch[|er] enfin sa guitare dissonante » (on s’étrangle) pour se « [mettre] à nu » (qui a déjà vu en concert la tornade Shannon sait.) Sur scène, le visage souvent dissimulé derrière ses cheveux, Shannon Wright se cache. Mais se donne, et donne, entière. Sans filet. Avec une intégrité et une sincérité qui vous font mal au ventre mais vous libèrent en même temps.
Sur disque donc, mais aussi sur scène justement, Shannon Wright a toujours concilié avec la même ferveur, la même désarmante intégrité guitare (jazzmaster forever) et piano (tout aussi forever) – hormis sur la tournée américaine avec Shellac où le van n’était pas assez grand pour y glisser son wurlitzer pour continuer d’être précis-. Si son rapport aux deux instruments, et à la composition avec chacun est différent (« Le piano est comme un monde à lui seul. On ne peut pas le prendre et le manipuler comme on le fait d’une guitare. (…) quand je rencontre un piano, j’en joue comme si j’étais invitée, comme si je rentrais chez lui. (…) Je ne me sens pas inférieure, mais respectueuse. (…) La guitare est un peu plus évidente pour moi. Ce sont comme deux mondes différents. Je me sens tellement chanceuse d’avoir les deux. » ), elle n’a jamais opposé l’un à l’autre, mais s’y est toujours lovée comme sur les deux faces d’une même pièce, pour mieux s’y dévoiler. S’y révéler. On se souvient que sa première guitare lui avait été offerte par sa grand-mère, qui avait doucement et patiemment soufflé à l’oreille alors rétive de sa petite fille immensément timide que la musique pourrait lui plaire. La même grand-mère, refuge parmi les refuges, qui s’installait derrière son piano pour chanter. Enfant, Shannon restait assise à côté d’elle. Ne jouait pas. Refusait de chanter. Et n’osait le faire qu’une fois seule, la porte de sa chambre fermée. C’est cette porte close derrière laquelle sa grand-mère s’adossait pour l’écouter sans en souffler mot. Shannon nous a dit un jour à Bordeaux les yeux très humides que sa grand-mère était sûrement sa plus grande influence dans sa relation à la musique. On aime à penser que ce diamant à deux faces guitare/piano, est un touchant hommage plus ou moins conscient à cette grand-mère salvatrice. Mais ne s’y résume pas (sur ces premiers albums, l’Américaine jouait parfois quasiment de tous les instruments et sur le récent Division, par exemple, à défaut de les interpréter, c’est elle qui a composé les parties de batterie – peu importe donc le medium, c’est l’immersion dans la musique et l’expression totale de soi qui sont en jeu). Piano et guitare sont comme les deux ventricules d’un même cœur. On ne songerait à les opposer dans leur commune intentionnalité. L’unité naît aussi des contrastes, comme cette Providence qui s’affiche en noir et blanc en deux faces qui se faufilent l’une vers l’autre sur l’artwork.
On ne se permettra donc pas de faire autrement. Ce n’est pas l’acoustique contre l’électrique. L’obscurité contre la lumière. Le piano contre la guitare. Le chant contre les cris. C’est le parcours, le chemin, avec toutes ces aspérités, ses profondeurs, ses différentes couleurs, d’une artiste complète, l’expression d’un être, qui ne cherche au fil des albums, qu’à devenir meilleure musicienne. Qui tente, disque après disque, concert après concert, d’aller au plus profond d’elle-même. Et à se rapprocher davantage de l’autre. De nous.
On n’oserait pas affirmer avec d’autres que Providence est l’album d’une vie. Comme si cet album au piano seul était celui que Shannon attendait d’écrire depuis toujours. On attendra qu’elle nous le dise. Peut-être. On comprend que l’écriture de la bande originale des Confins du Monde de Guillaume Nicloux sélectionné à Cannes l’an dernier a nourri ce nouveau projet (Shannon nous avait dit avoir commencé l’écriture de son nouvel album à ce moment-là). On pressent surtout que la rencontre avant la naissance de Division avec l’exceptionnelle pianiste aux oreilles grandes ouvertes Katia Labèque1 (« J’ai appris à jouer toute seule. Je ne sais donc jamais trop ce que je fais, dans quelle clé je joue, rien de tout ça Et l’un des meilleurs compliments qu’on ne m’ait jamais fait vient de Katia. Elle m’a dit ne pas comprendre du tout comment je jouais, ce que je faisais. Que mon jeu est tellement éloigné de celui d’un pianiste classique ! Et que je réussis à jouer en même temps comme une pianiste classique et comme quelqu’un de complètement autodidacte. Elle trouvait incroyable que je puisse faire ça. »), sa bienveillance chaleureuse et la présence toute aussi encourageante de David Chalmin (qui a enregistré Providence après Division) ne sont pas étrangères à cette courageuse prise de risque du tout piano-voix.
« Je crois qu’à travers les albums, le voyage se dessine et que ceux qui suivent mes disques, suivent également ce voyage, cette aventure. J’aime ça chez les artistes que j’écoute depuis des années. Je ne vois pas pourquoi la musique serait une forme artistique où on devrait toujours faire le même album. (…) Je suis incapable de faire comme ça. » nous avait déjà expliqué Shannon à propos de Division. Et si on accorde à Télérama (et ce sera sûrement la seule fois) la comparaison avec PJ Harvey, puisque le parallèle se fait ici sur la prise de risque discographique qui prend certains auditeurs à contre-pied (avec White Chalk -2007-, album lame de fond plutôt que cran d’arrêt, l’Anglaise en robe victorienne retournait les cœurs sans guitare, avec un piano et une voix de cristal fêlé, s’y réinventant totalement de nouveau), on refusera que le parallèle s’éternise. Tant d’une part, la profession tend souvent à n’établir des ponts qu’entre musiciennes mais n’ouvre jamais ceux-là aux hommes et compare seulement les artistes femmes entre elles (avec au choix, l’un des trois pôles – Kate Bush, Björk et PJ Harvey- auxquels on aimante quasi systématiquement les musiciennes dans la presse). Tant d’autre part, les talents des deux compositrices et leurs expressions diffèrent sur la forme.
Car dans le piano de Shannon, il y a quelque chose, comme le dit Katia Labèque, de profondément classique comme de magnifiquement et douloureusement autre, personnel. Essentiel. Shannon écrit des morceaux souvent immédiatement accessibles, rapidement addictifs, mais en triture parfois les structures, se laisse porter vers des ailleurs qu’on n’attendait pas. Quelques dissonances légères, ici, là. Un écho tout en profondeur, des voltiges sur les touches d’ivoire un peu plus loin. Ici de fragiles équilibres en apesanteur. Un passage cinématographique, une mélancolie étrange à la Satie (Fragments ou dans une moindre mesure sur Close the Door). Des arpèges qui tourbillonnent et attrapent les tripes, des accords qui martèlent aux tempes, coupent le souffle. Shannon Wright sonne d’abord et toujours comme elle-même, c’est-à-dire définitivement autre, loin de la mêlée. Mais aussi différente d’elle-même. Puisque qu’elle creuse sans relâche, cherche, se réinvente, part se trouver là où elle ne s’attend pas, nous tenant fort contre elle dans ces nouveaux voyages, tel le sublime instrumental Providence qui cascade soudainement comme Debussy avant de nous faire entendre l’importance du silence entre les notes « Je crois que tous les aspects d’une chanson sont très importants pour moi. Parce que je crois intimement que la chose la plus importante lorsque j’écris une chanson, c’est d’atteindre l’honnêteté émotionnelle du morceau. De vraiment aller jusque-là. Je crois qu’on peut se tromper en tant que songwriter, lorsqu’on se concentre sur quelque chose qu’on a peut-être déjà entendu, comme la structure d’un morceau, ou une forme standard que tout le monde utilise. Pour moi, c’est amoindrir la chanson que de ne pas lui laisser avoir sa propre voix. (…) Je dois défendre la chanson, je dois me battre pour elle. Peu importe que ce soit contre moi, contre l’ingénieur du son, ou les musiciens, etc… Il faut que l’honnêteté puisse s’incarner, dans la forme la plus expressive qui soit. Là où c’est complètement sincère. »
Tout comme avec le travail sur les voix amorcé sur Division déjà. Sur les différents morceaux, la voix est parfois nue, émouvante par son extrême fragilité (Close the Door, Somedays), parfois encore on entend des deuxièmes voix qui font une sorte de chœur (These Present Arms), des voix doublées (Fragments, These Present Arms,), des échos aériens (Wish you well). «Je peux devenir complètement obsédée par l’écriture d’une chanson, parfois en ré-écrivant constamment. Ça dépend des chansons. Parfois les chansons viennent d’un coup et elles sont finies. Parfois elles arrivent sous la forme d’un croquis, et il est nécessaire d’aller vraiment très loin pour les atteindre, pour trouver les bonnes pièces du puzzle à mettre ensemble. Sur certains morceaux, on se dit que la mélodie aurait pu meilleure… Mais c’est justement médiocre parce qu’on n’est pas allé la chercher, qu’on n’est pas parvenu jusqu’à elle. (…) Dans ma tête j’ai une trentaine de mélodies vocales différentes, le placement, les notes sur lesquelles les voix vont arriver… C’est en même temps stimulant et très agréable. Il y a eu des moments où je me suis épuisée à force de travailler sur certaines chansons : j’ai écrit tellement de mélodies différentes… Mais au moment où je réussis à trouver la bonne, j’ai l’impression d’être parvenue à faire sortir deux fois la chanson de là où elle venait. » Alors oui, la musique de Shannon mérite bien qu’on se batte pour elle. On n’en voudra donc pas à Télérama d’avoir été (très) brièvement imprécis, tant il importe que ces quelques mots (aussi particulièrement justes sur la chronique dans son ensemble) portent aux oreilles du plus grand nombre la puissante fragilité des morceaux de Providence et l’incandescente honnêteté de leur compositrice. Peut-être que cette chronique permettra aussi de faire découvrir Shannon Wright à un public nouveau, tel que l’avait fait la sortie de Let in the light en 2007. Nous on sait depuis déjà longtemps que les morceaux de Shannon changent des vies, et que malgré des milliers d’écoute, des années après leur sortie, le cœur s’essore encore sur des titres dont on n’a toujours pas fini de faire le tour, qu’ils hurlent dans le silence ou apaisent dans un cri. On craint avec bonheur que ces sept nouveaux titres rejoignent le même convoi des morceaux essentiels à nos vies. C’est en tout cas bien parti pour. Vivement désormais leur découverte en live.
Un immense merci à Guillaume Le Collen comme toujours ainsi qu’à Anne et Caro. Ils sauront pourquoi.
Nos interviews complètes dont vous avez pu lire les extraits se retrouvent ici.
1″Je donnais un concert en Suisse et je l’ai rencontrée par l’intermédiaire d’un ami. (Incrédule) Elle était fan de ma musique ! (rires)Elle est venue au concert, et avant, elle nous a emmenés dîner. C’était un moment formidable. Nous sommes ensuite retournés à la salle mais le concert était affreux. J’ai vraiment apprécié mon concert mais la situation était délicate. [si on a tout compris, Shannon remplaçait un autre groupe au pied levé et son concert n’avait pas été annoncé] Je me disais : « mais qu’est-ce que je fais là ? C’est une perte de temps !» C’était une très mauvaise soirée.Émotionnellement, juste avant d’aller manger avec eux, je me sentais mal, toujours en proie à cette lutte continuelle, pourquoi continuer à faire de la musique, cette lutte intérieure qui est toujours là, avec ce sentiment qu’il faut vraiment que j’abandonne et que j’oublie tout ça. Donc j’étais vraiment mal, et aussi très embêtée qu’elle vienne sur un des pires concerts dans lesquels j’ai été programmée depuis longtemps. A la fin du concert, une fois seule, backstage, je me suis dit que je ne pouvais pas continuer. Qu’il fallait que j’arrête. Que c’était vraiment la fin.Katia est alors arrivée, seule. Elle était très enthousiaste. Elle disait qu’elle n’avait jamais vu un concert, une vraie artiste comme ça depuis trente ans. Qu’elle avait été complètement bouleversée. Je l’ai remerciée pour ses mots adorables, mais je lui ai dit que je venais de décider que je ne pouvais plus continuer. Elle est devenue folle en me disant que non, je ne pouvais pas arrêter ! Que j’étais née pour faire ça. Que c’était impossible d’arrêter, etc… J’étais sur le point de me mettre à pleurer tellement je me sentais dévastée et elle m’a dit : « voilà ce qu’on va faire. Je vais vous prêter mon studio à Rome, gratuitement. Et vous allez venir là-bas, vous allez simplement venir écrire, sans pression. Vous n’avez pas à faire de disque. Juste à faire les choses pour vous, voir comment vous vous sentez, retirer la pression de vos épaules. Juste vous laisser être vous-même. » J’ai dit que c’était vraiment adorable mais que je partais en tournée en Italie. En fait, les choses se sont parfaitement enchaînées… Le timing a été parfait. Je ne pouvais pas laisser passer ça, c’était dingue ! D’autant qu’elle-même tourne beaucoup, qu’elle est extrêmement occupée. Mais le fait qu’elle ait ce studio, qu’elle soit justement à Rome à la fin de ma tournée en Italie : c’était comme si c’était écrit dans les étoiles. Donc, j’ai fini ma tournée, j’ai été là-bas et ça a été incroyable. Cet endroit était magique. Elle a ces pianos impressionnants. Je crois que je n’avais jamais joué sur des pianos comme ça. Ça m’a pris un moment avant de réussir à en jouer. Je me sentais tellement petite à côté. Et Katia est tellement généreuse, bienveillante. Elle est magique. C’est un être humain incroyable, merveilleux. Vraiment. Elle donne tellement. Sans rien demander en retour. Elle se réjouit juste pour les autres. Elle est aussi incroyable en concert. Si vous avez la chance de pouvoir le faire, il faut absolument aller l’entendre jouer. Bref, j’ai passé une semaine là-bas et les deux premiers jours, j’ai écrit trois morceaux. Puis, son ami a commencé à enregistrer. Tout s’est mis en place parfaitement. J’ai pensé que créativement, il fallait vraiment que je fasse quelque chose de différent, juste pour moi, des choses que je voulais vraiment faire avant, des choses que j’avais faites mais qui n’allaient pas, sur le moment, avec ce que j’étais en train de faire. Katia m’a permis de juste prendre mon temps. Elle m’a vraiment aidée créativement. Parce que, juste avant, j’étais tellement mal, que rien n’allait créativement non plus. Elle m’a définitivement empêchée de me noyer. Parce que je sombrais vraiment. » (interview 2016)
Providence de Shannon Wright sort le 20 septembre 2019 sur Vicious Circle.
Prochaines dates de concert de Shannon Wright :
- 11/10/2019 • YVERDON-LES-BAINS (CH), Théâtre de L’Echandole
- 12/10/2019 • MARSEILLE (13), Espace Julien
- 14/10/2019 • PARIS (75), Le Trianon (release party)
- 17/10/2019 • ALLONNES (72), La Péniche Excelsior
- 18/10/2019 • AVIGNON (84), AJMI Jazz Club
- 19/10/2019 • NIMES (30), La Paloma
- 20/10/2019 • LYON (69), Théâtre Odéon
- 22/10/2019 • BORDEAUX (33), Le Krakatoa
- 24/10/2019 • BRUXELLES (B), L’Orangerie
- 25/10/2019 • LUXEMBOURG (LX), Les Rotondes
- 26/10/2019 • VENDÔME (41), Les Rockomotives