L’œuvre de Nan Goldin, sûrement l’une des plus émouvantes de la photographie contemporaine, sera mise à l’honneur lors du festival Art Rock les 10 et 11 juin prochains. The Ballad of Sexual Dependency, série la plus célèbre de diaporamas de la photographe américaine sera en effet diffusée sur grand écran et accompagnée par une performance musicale-cabaret du trio londonien à l’univers brechtien The Tiger Lillies. Explications.
L’œuvre de Nan Goldin : photographie militante et sensible
Nan Goldin, née à Washington dans une famille d’intellectuels progressistes, quitte l’enseignement traditionnel lors de son adolescence après le traumatisme conséquent au suicide de sa sœur. Elle rejoint une école hippie fondé sur les principes de Summer Hill (la Satya school) et commence à se pencher véritablement sur la photographie. Elle rencontre David Amstrong, photographe formé à la School of the Museum of Fine Art de Boston et dès le début des années 70 la communauté drag queen, notamment au seul bar de Boston où elles peuvent se retrouver, The Other Side. A cette époque, les drag queen étaient totalement exclues et rejetées par la société. Nan Goldin les prend pour sujet et leur consacre de nombreuses photographies. Spontanément, cet acte l’engage dans une voie militante. Elle explique avoir été fortement marquée par la vision de Blow up d’Antonioni (1967), film qui traite du pouvoir ambivalent du photographe sur le monde. Et de s’être sentie déterminée à poursuivre dans cet art après la découverte du film.
Les photographie d’August Sander, photographe allemand qui entreprend, dès les années 10, de recenser tous les acteurs de la société allemande de son temps et veut réaliser « des portraits naturels qui montrent les sujets dans un environnement correspondant à leur propre individualité » sont aussi l’une des influences de la photographe américaine. Ses portraits naturels à elle sont finalement ceux des marginaux, de ces individualités qui semblent vivre à l’écart de la société du rêve américain. On peut aussi rapprocher son travail de Lewis Hine (initiateur aux Etats-Unis d’un courant de photographie documentaire humaniste), de Robert Frank (Les Américains-1958), de Weegee qui photographiait les bas-fonds de New York au flash pour faire tomber les masques, ou bien sûr de Diane Arbus pour l’émotion qui se dégage de ses clichés.
La photographie : mémoire et trace
Dès ces premières années, Nan Goldin a le désir de photographier la vie telle qu’elle est, sans tabou. Qu’il s’agisse de sexe, de drogue, ou plus tard des ravages du sida sur ses amis proches, Nan Goldin témoigne en prenant des photographies. Elle veut garder mémoire, mémoire de ce qui va disparaître, mémoire de ces instants de vie. Elle l’explique en interview : « La photographie m’a sauvé la vie. Chaque fois que j’ai subi un événement traumatisant, effrayant, j’ai réussi à survivre en prenant des photos (…) [Mon travail] tourne autour du fait de garder une trace des vies que j’ai perdues, pour qu’elles ne puissent pas être complètement effacées par la mémoire. Mon travail repose essentiellement sur la mémoire. C’est vraiment important pour moi de photographier chaque personne dont j’ai été proche dans la vie. Certains sont morts, comme Cookie, qui était très importante pour moi, mais il existe toujours cette série de photos que j’ai prise, qui montre la complexité de ce qu’elle était. Parce que mes photos ne sont pas pour parler de statistiques, ou là pour montrer des gens en train de mourir. Mais pour donner à voir des destins individuels. En ce qui concerne New York, la plupart des âmes les plus créatives et libres de la ville sont mortes. New York n’est plus New York désormais [ses propos datent de 2003]. Je l’ai perdue et elle me manque. Ils sont morts à cause du Sida. »
Nan Goldin, toute sa vie, propose donc une œuvre émotionnellement forte : qu’il s’agisse de clichés en noir et blanc comme au début de sa carrière ou de son passage aux couleurs chaudes et saturées après son arrivée à New York à la fin des années 70 et dans les années 80, les photographies de l’artiste américaine touchent au plus profond. Les corps qui s’enlacent, les sourires, les instants capturés, parlent instantanément à l’âme du spectateur. Nan Goldin expliquait s’être toujours servie d’objectifs sans zoom pour être obligée d’aller plus près de l’autre, plus près du sujet photographié. Il s’agit d’une œuvre sensible, qui est toujours un mouvement vers l’autre, une tentative de compréhension du monde, des êtres qui l’entourent.
Le Slide Show où l’influence cinématographique
Nan Goldin explique que comme elle n’est jamais allée à l’Université (même si aujourd’hui elle a pu y donner des cours), elle a appris énormément en allant au cinéma. Cassavetes, le cinéma des années 50 et 60, la vague italienne des Antonioni, De Sica ou Pasolini, ainsi que Fassbinder ou Kieslowski l’ont fortement influencée. Sa culture cinématographique s’impose d’une manière encore plus évidente avec la création de slide show. A égale distance entre la photographie et le cinéma, la présentation de ses oeuvres par un slide show lui permet aussi de travailler sur le rythme. Elle travaille aussi sur leur sonorisation. Car l’une des autres influences principales de la photographe est la musique. Vivant à New York en pleine no wave, Nan Goldin s’ y intéresse, d’autant qu’elle se sent également aussi très proche du mouvement punk.
Après son arrivée à New York en 1978, la photographe travaille au bar Pan Alley, club avant-gardiste, mené par Maggie Smith, féministe affirmée. Le club revendique la diffusion de musique subversive. « La spontanéité et l’expressivité de la musique punk rejoint le caractère instantané de [l]a photographie » de Nan Goldin. C’est à New York que l’américaine réalise son premier Slide show en 1979, lors d’une soirée anniversaire de Frank Zappa. Ce sont les Del Byzanteens (groupe de Jim Jarmusch à l’esthétique No Wave) qui assurent la sonorisation du slide show. Cette nouvelle forme de présentation sera ré-utilisée très souvent par Nan Goldin. Notamment pour présenter son œuvre la plus célèbre, The Ballad of Sexual Dependency, série de 800 photos reprenant les photographies de cette vie new yorkaise : drogue, sexualité, amour, question de genres, violences, clichés auto-biographiques s’y mélangent pour créer une œuvre à la fois documentaire et auto-biographique. En 1987, Nan Goldin avait projeté, pour la première fois en Europe The Ballad of Sexual Dependency dans le théâtre antique d’Arles. Sonorisé de différentes manières (notamment par Patrick Wolf en 2008 à la Tate Modern de Londres), ce slide show sera donc cette fois-ci accompagné par la performance de The Tiger Lillies lors de sa présentation à Art Rock.
The Ballad of Sexual Dependency et l’univers brechtien de The Tiger Lillies
Ce n’est pas la première fois que le trio londonien proche de l’univers du cabaret sonorise la diffusion de The Ballad of Sexual Dependency. On comprend pourquoi quand on découvre l’univers des artistes anglais, proche de l’œuvre de Brecht qui a d’ailleurs donné son nom à la série photographique de Nan Goldin. The Ballad of Sexual Dependency est en effet le titre d’un morceau tiré de l’Opéra de quat’ sous de Berthold Brecht.
L’univers décalé du trio, mélange de cabaret berlinois d’avant-guerre, d’opéra anarchique et de musique tsigane, devrait parfaitement coller à celui donné à voir par Nan Goldin dans ses photographies.
Leur monde étrange et sombre, où humour noir, poésie et tristesse se côtoient successivement, présente aussi bien les univers de la prostitution, de la drogue, de la violence et du désespoir, mais toujours avec « cet humour grinçant et cette ironie cynique qui font de leur spectacle un vaudeville post-moderne délicieusement cruel » précise le programme d’Art Rock. Leurs chansons mêlent accordéon, piano, ukulélé, percussions, jouets, contrebasse, scie musicale, chant et voix de fausset.
Ce spectacle à la fois décadent et intimiste s’annonce d’ores et déjà comme un temps fort de cette édition du festival Art Rock.
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Art Rock présente « The Ballad Of Sexual Dependency » par Nan Goldin & The Tiger Lillies au Grand Théâtre de la Passerelle les 10 et 11 juin à 20h30.
Pour plus d’informations sur le festival : site d’Art Rock