[2019] Des bouqu’1 sous le sap1 #24 : Ode au temps qui passe

Marre de l’esprit de Noël ? Marre du Black Friday et de sa conso qui va dans le mur ? Marre des chocolats ? Marre des joujoux en plastoc ? C’est reparti pour une nouvelle année d’une sélection bigarrée de livres en papier en forme de calendrier de l’avent bibliophile. On conclut notre farandole livresque version 2019 par une merveilleuse Bande Dessinée revenue du début du 20ème siècle avec une force émotionnelle et un charme intact : Walt & Skeezix de Frank King.

Dans les États-Unis du début du XXème siècle, la Bande Dessinée ne trouve sa place que dans les pages des grands quotidiens. C’est le règne du strip quotidien, ces gags en trois ou quatre cases à l’inévitable chute comique. Les lecteurs fidèles sont également récompensés chaque dimanche par une grande planche en couleur laissant un peu plus de liberté aux héros de séries comme Krazy Kat ou la famillle Bicot. Gazoline Alley de Frank King fait partie de cette grande famille artistique. Moins célèbre que ses contemporains, la série parait dans le Chicago Tribune à partir de 1918 et raconte les débats sans fin d’une bande de passionnés d’automobiles.
La série va prendre une toute autre tournure le 14 février 1921, lorsque l’un de nos nos fanas de mécanique, Walt, le célibataire endurci de la troupe, va trouver sur son perron un bébé abandonné. Contraint forcé, il va l’adopter et le prénommer Squeezix. Par cet artifice scénaristique assez peu subtil, King et son éditeur espèrent élargir son lectorat, notamment avec des lectrices. De cette péripétie un peu forcée va naître une des plus touchantes saga de la Bande Dessinée. Une autre constante des BD de l’époque est qu’elle suivent toutes le vrai calendrier. Publication dans des journaux d’actualité oblige, les personnages doivent être raccord avec la vie des lecteurs et vont donc à la plage en été et fêtent Noël et Halloween. King va ajouter à cette temporalité une idée aussi simple que fascinante. Les personnages vont vieillir peu à peu au rythme des parutions. Entre 1921 et 1980, les lecteurs vont voir grandir cet enfant et vieillir cet homme (qui mourra même de sa belle mort en 1980). Ils vont surtout voir se développer une relation entre eux deux aussi simple que bouleversante.

Malgré sa relative confidentialité, la série a eu la chance d’avoir de grands fans dans la communauté des bédéastes nord-américains, Chris Ware et Joe Matt en tête. Grâce à eux, l’œuvre de Frank King a été collectée et ré-éditée. Le grand volume traduit avec grand soin par 2024 (éditeur entre autres beautés des épatants strips de Tom Gauld) regroupe une large sélection des plus belles planches du dimanche étalée entre 1921 et 1934. Le temps y passe donc un peu plus en accéléré que pour les lecteurs originaux mais l’effet n’en est pas moins saisissant.

Il y a d’abord la merveilleuse inventivité et la folle liberté de la composition de ses planches. Libéré des contraintes inhérentes du format strip, King laisse libre court à ses envies d’expérimentations. Que ce soit sous le prétexte de scènes oniriques ou même dans des tribulations plus quotidiennes, il fait preuve d’une créativité débridée jouant avec les couleurs, les motifs, les cadrages avec une jubilation communicative. C’est déjà un immense plaisir de découvrir une audace aussi réjouissante et malicieuse dans une série destinée au plus large public.

Mais le plus fascinant et le plus émouvant reste la mélancolie profonde qu’imprime le temps qui passe sur ces aventures où rien pourtant ne semble atteindre la vie simple mais idyllique de notre duo. Dans les voyages, les longues ballades contemplatives et même dans leurs plus anodines péripéties s’insinue en creux, dans une douceur infinie, l’inévitable destin qui nous attend toutes et tous. C’est un sentiment assez troublant de voir poindre avec une telle vivacité nos angoisses de simple mortel dans le superbe cocon coloré de la description de la complicité et de la tendresse infinie qui unissent ces deux personnages de papier. Cela l’est d’autant plus que ce sentiment nous vient d’une bande dessinée redécouverte, revenant du passé pour nous livrer une expérience de lecture vertigineuse de sensibilité et de profondeur.

Faites donc un bout de route avec Walt & Squeezie, ces deux-là ont toutes les chances de devenir d’indispensables guides et compagnons pour vous offrir avec malice et bienveillance, à la fois, ce que la vie a de plus simplement beau et de plus inévitablement terrible.

________________________________

Walt & Skeezix
les plus belles pages du dimanche de Gasoline Alley
1921-1934
scénario et dessins de Frank King
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Fanny Soubiran.
96 pages
chez 2024 (septembre 2019), 35 €

Retrouvez notre sélection 2018 par là.

Laisser un commentaire

* Champs obligatoires