Il est des artistes auxquels on est conscient de devoir beaucoup. Les premières compilations de Jennifer Cardini, sorties au début des années 2000 nous ont personnellement fait basculer dans la musique électronique. On se souvient de les avoir écoutées en boucle des heures durant. C’était l’époque du Pulp, avec Chloé, Jennifer Cardini donc, l’équipe des futurs Kill the Dj, et sans s’y attendre, on a commencé à prendre des trains les soirs de week end… Départ à 20h de Rennes, arrivée à Paris vers 22h30 et nuit clubbing derrière. Jusqu’au premier train du matin repartant sur Rennes… dans lequel le contrôleur devait parfois nous secouer un peu pour arriver à nous réveiller. On se souvient de mixes épiques, de nuits qui finissent toujours trop tôt et de sons qui nous vrillaient la tête. On revoit Jennifer Cardini finir les soirées avec un disque pour elle, pas toujours électro, souvent pop ou rock, un coup de cœur du moment ou une vieillerie… C’était encore des vinyles, qu’elle levait au-dessus de sa tête au petit matin dans les applaudissements des clubbers.
Nos premiers coups de foudre électroniques, on les a eus avec Jennifer Cardini, en découvrant ses mixes live ou sur disque. Après Nice, l’invitation de Sextoy pour la techno parade à Paris, son déménagement dans la capitale, l’arrivée au Pulp et la création du duo survolté Pussy Killer avec Sextoy qui dynamite le dancefloor, Jennifer sort deux premières compilations mixées au tout début des années 2000, Electroniculture Volume 2 en 2001 et Flash en 2002 chez Ucmg. On y retrouve déjà une sensibilité techno à la fois deep et sensuelle très influencée par la ligne Detroit-Berlin en passant par Cologne. Avec ses mixes à la fois dancefloor, deep, électro et techno minimale racée, Jennifer Cardini qu’on n’appelle encore que Jennifer offre un nouveau visage à l’électro française d’après french touch, tout comme sa copine Chloé. Classes, sensuels, leurs mixes sont autant de repères pour l’amateur de techno racée.
Grande fan du rock de Bowie (notamment la trilogie berlinoise…), des Stooges, des Smiths, Cure ou Bauhaus, Jennifer Cardini apporte aussi cette sensibilité à la fois rock et dark à sa palette musicale. On ne s’étonne donc pas de la retrouver sur une reprise froide et dark d’Amoureux Solitaires de Lio et Jacno en 2005. La même année, elle sort son troisième cd mixé chez Human, le bien nommé Lust. Du plaisir, rien que du plaisir. Une nouvelle fois, la sélection est impeccable et ce mix est une réussite incontestable : techno aux ambiances profondes et aux délicates textures mélodiques, lente progression addictive… Tout est réuni pour faire de ce disque l’un des grands mixes de l’année 2005. La même année, elle partage la production de deux maxis avec Laurent Hô sur l’excellent label Crosstown Rebels du londonien Damian Lazarus, et avec le 22 Crew sur Dirt Crew Records.
En 2006, c’est avec Shonky qu’elle produit le maxi August in Paris sur le pointu Mobilee. Ils remettent ça une nouvelle fois en 2008 avec le Tuesday Paranoia Ep de nouveau chez Crosstown Rebels. Pour autant, la jeune femme ne s’est encore jamais essayée à la production d’un long format… Pourtant on lui en parle depuis longtemps. En attendant, en plus du Feeling Strange sorti en 2008 sur Kompakt, Jennifer Cardini a été invitée à mixer la deuxième compilation du Rex pour la série Rexperience (2011). Déjà résidente dans ce haut-lieu de la nuit électro parisienne avec les soirées Automatik, Jennifer Cardini y est depuis plusieurs années l’artiste-phare des soirées Correspondant où l’on retrouve aussi bien des dates avec Efdemin, qu’Andrew Weatherall, Michael Mayer ou Matias Aguayo… Correspondant, c’est d’ailleurs le nom qu’elle a donné au label qu’elle vient de monter. On en reparle avec elle avant sa prestation à la dernière Fake d’avant l’été.
Écouter l’interview :
Alter1fo : Pour ceux qui ne te connaîtraient pas, peux-tu te présenter en quelques mots?
Jennifer Cardini : Je m’appelle Jennifer Cardini, j’ai 37 ans et je suis dj depuis… hum… depuis longtemps (rires).
On va dire ça, oui… Rexperience, ta dernière compilation vient de sortir. J’ai l’impression qu’elle est effectivement club mais qu’on peut aussi tout à fait l’écouter à la maison. C’est quelque chose de voulu ?
Oui, c’était déjà le cas avec les autres, avec Lust et Electroniculture. Je me mets à la place des gens. On passe quand même beaucoup plus de temps au bureau ou à la maison qu’en club… Enfin peut-être pas moi (rires) mais les gens en général. Je trouve que c’est intéressant de livrer un truc un peu plus intime et aussi de faire quelque chose d’un peu plus intemporel, qui va pourvoir s’écouter plus longtemps que juste une compil de club où tu vas mettre tous les tubes du moment qui vont te saoûler a priori au bout de quelques mois. Et puis c’est plus une démarche artistique aussi, d’essayer de faire un truc créatif, de ne pas juste enchaîner les tubes du moment.
Tu es allée chercher des choses un petit plus… expérimentales, disons. Je pense au Ben Frost par exemple au début du mix. Ce n’est pas un truc que tout le monde écoute par exemple. C’est une envie de faire des passages ?
Je pense que ça vient du fait d’avoir recentré ma vie aussi. De m’être éloignée de Paris, d’avoir un studio maintenant et de faire de la musique. Je vais vers des choses de plus en plus expérimentales, dans mes goûts personnels. C’était le cas il y a longtemps. Je pense que ça revient avec l’âge, je ne sais pas pourquoi (rires)… Mais l’album de Ben Frost, je le trouve vraiment fantastique, oui…
Comment as-tu choisi les titres ?
Ouh la la, j’en ai choisi beaucoup, beaucoup et je me suis fait engueuler, engueuler, engueuler… (Rires) Jusqu’à ce qu’il n’en reste que quinze, enfin dix-sept je crois. C’est difficile. J’ai ce défaut que mes amis trouvent mignon. A chaque fois, je dis « écoute ça, c’est vraiment mon truc préféré »… Mais seulement, je vais dire ça cinquante fois en une heure ! Quand tu as ce défaut-là, c’est très difficile de choisir. J’avais mis tous mes disques préférés par terre et il y en avait à peu près soixante… Et il a fallu que j’en enlève doucement… Ça m’a brisé le cœur…
Comment ça se passe pour l’ordre. Certains djs parlent de vouloir faire voyager, d’autres disent que c’est davantage une histoire qu’ils racontent… C’est quoi pour toi un bon mix ?
Oui, c’est un peu ça… Je trouve d’abord le début et la fin. Je pars de deux émotions. L’émotion de début et l’émotion de fin et j’essaie de les relier. Il y a des moments plus house, des moments plus darks. Il y a un moment où j’avais peur que ce soit linéaire, mais en fait ça va bien dans le mix. Et puis j’ai changé des trucs au fur et à mesure.
Ça bouge en fait…
Oui.
C’est pour le Rex. C’était une commande ou bien tu avais envie de faire un compil’ et c’est bien tombé ?
Non, c’était une commande du Rex. Ils ont commencé en ordre décroissant. Comme le plus vieux c’est D’julz, et puis moi après… (Rires)
Tu ne penses pas que c’est une histoire de succès ?
Ben non, sinon, ils auraient demandé à Laurent Garnier. Non c’était une histoire d’ancienneté de résident. Je ne sais pas s’ils vont continuer comme ça. Disons qu’on est les deux plus vieux résidents au Rex, donc ils ont fait les choses dans cet ordre-là.
Le Rex, ça représente quoi pour toi ?
C’est mon salon (rires). Non, c’est chez moi. J’ai grandi là-bas. Tu imagines, ça doit faire douze ans. Je revois toujours des gens qui venaient par exemple au Pulp. Il y a des nouveaux. Ça bouge pas mal. Pour moi, d’un point de vue professionnel, c’est un des meilleurs clubs en Europe. Ils ont une programmation mortelle. Le son est bien. C’est super agréable de travailler avec eux. C’est un peu le seul club en France qui travaille à l’allemande, c’est-à-dire que tout est carré. Mon booker ne se prend jamais la tête avec le Rex. C’est comme quand tu aimes conduire des voitures et que tu conduis une Lamborghini, par exemple. Tout marche. A chaque fois, c’est génial.
Je t’ai entendue mixer quelques fois. Jamais tu ne joues tes propres productions. Sur tes compilations, on ne les trouve pas non plus. Pourquoi ?
Je suis timide (d’un coup timide, avant de rire).
Ça ne me vient pas comme ça. Chacun fait comme il veut. Moi personnellement, je ne me vois pas faire une playlist où je mets tous mes morceaux… Et je ne me vois pas non plus faire une compilation où je vais mettre plein de mes morceaux. Bizarrement, je trouve ça plus intéressant, même pour moi, de mettre des choses que je ne connais pas forcément. Après, je ne sais pas, peut être plus tard… C’est peut être aussi une histoire de confiance en soi.
Justement, question production, pour le moment tu as fait plutôt des choses avec d’autres.
Mais là maintenant je fais de choses toute seule comme une grande.
Tu as dit tout à l’heure que tu avais monté ton studio. Tu nous racontes ?
J’ai un studio à Cologne, où je réside partiellement. J’ai fait un remix pour Gudrun Gut qui va sortir. J’ai fait un remix pour Chloé. Je vais faire un titre qui va être sur Total 12 la compilation de Kompakt… Et puis je bosse sur un projet d’album.
On attend ça !
(rires) Oui, moi aussi. Ça fait juste dix ans que je dois le faire. Là, je bosse et puis après on verra. Comme je n’ai pas forcément envie de faire un album techno ou dancefloor (je ne suis pas connue pour jouer des trucs rapides ou super dancefloor de toute façon), je pense que ça va être asse intimiste. Donc ce genre de processus, ça met du temps.
Si tu passes au long format, tu aurais envie de faire du live ? Comme le live de Chloé par exemple ?
Oui, pourquoi pas. J’y pense des fois mais je suis encore très loin de ça. J’y pense en me rasant le matin (Rires).
Tu viens juste de monter ton label, Correspondant. C’est un peu la crise du disque pourtant ! Pourquoi as-tu envie de monter un label ?
(Rires). Justement parce que c’est la crise du disque ! C’est mon côté un peu masochiste. Je ne sais pas. C’est une histoire de réalité aussi, je ne veux pas spécialement gagner d’argent, quoi. J’ai juste envie de sortir de la musique que j’aime bien, de sortir aussi des trucs que je fais qui ne vont peut être pas coller à des labels, que j’aime bien et que je vais sortir quand même… Je n’en sais rien. C’est plus m’amuser avec mes copains aussi. Je sors beaucoup de trucs de gens que je connais. Faire des échanges, des remixes, c’est un peu comme quand tu étais petit et que tu jouais aux billes… C’est pareil (Rires). On fait des échanges entre nous, on kiffe.
Correspondant, justement, le nom de ton label est le même que celui de ta soirée au Rex. Pourquoi ?
J’aime bien ce mot. Tu peux l’utiliser différemment. J’aime bien le côté « correspondant de guerre » où tu pars à l’autre bout du monde, comme font les djs en général et tu ramènes des choses. C’est comme un instantané de la scène électronique à chaque fois. Quand on me donne des démos, je trouve ça intéressant. Et puis il y a le côté « correspondance écrite » qui me plaisait aussi. D’ailleurs sur tous les flyers, tout ça, on a fait des télex… Et puis il y a aussi « se correspondre » qui marche puisque ce sont des rencontres aussi entre des artistes puisqu’il y a le remixeur, et l’artiste qui fait les versions originales. En général, je les choisis (en en parlant avec l’artiste aussi…) parce que je trouve qu’il y a une similitude entre eux. Comme par exemple entre Tomas More [jeune dj parisien qui est aussi directeur artistique de Fondation Records -le label de Danton Eeprom- ou chroniqueur pour Get The Curse] et Roman Flügel sur certains trucs que Roman Flügel a pu faire quand il utilisait le pseudo Sensorama. Comme Clément [Meyer] qui va être remixé avec ce côté lourd, énergique. Je trouvais intéressant de voir ce qu’il pouvait se passer.
Le nom me plaît et en plus on a trouvé l’identité graphique assez rapidement. On a fait faire des tampons, et tout… Ça donne un côté homogène. On a d’autres projets, peut-être faire des soirées, peut être de bosser avec des artistes vidéos ou des artistes contemporains allemands… On cherche. Peut être faire de objets. Donc c’était bien de garder un truc homogène.
Tu peux nous parler des premières sorties ?
Voilà Tomas More et Roman Flügel… (Rires) Dans l’ordre, là il y a Nhar qui est sorti avec le remix de Plein Soleil [duo formé par Chloé et Krikor], le deuxième ça va être Kevin Scherschel qui m’a appris à mixer en fait… Il ne m’a pas appris techniquement à mixer, mais il m’a fait découvrir des trucs genre Detroit, tout ça, et c’est lui qui m’a fait jouer en premier dans le sud de la France. Il a fait deux titres qui font un peu penser à Actress, tu sais un peu genre house super lente, très atmosphérique, avec des sons tous crades et il y a un remix de Cormac qui est chez Bpitch control, super sexy, le remix. Ensuite il y a Enola et on a un remixeur rennais, les Darabi… (rires)
Carrément ! On connaît par là.
Et ensuite, il y a Tomas More avec Roman, et Clément… Ouh la je suis en train de réaliser que ça nous fait déjà beaucoup de sorties. Et puis j’ai reçu beaucoup de démos, plus pop, tout ça…
Tu ne t’interdis rien, en fait ?
Ah non, justement. C’est le but en fait. Le but, c’est de ne rien s’interdire et de ne pas faire de sous-division. Les gens seront peut-être un peu perdus, mais des fois, ce sera plus rock, des fois expérimental. J’ai reçu une démo de meufs aussi qui font de la musique expérimentale et c’est vraiment bien. Donc voilà, c’est un truc qui va tourner et qui va moduler, bouger.
Si tu devais citer un label comme modèle ?
Warp… Kompakt évidemment… et Kill the dj…
Justement c’est quoi ta relation avec les Kill the Dj ?
On couche tous ensemble (rires).
(Rires) C’est plus au niveau du son que je voulais te demander…
Mince, dommage, je viens de vendre la mèche. (Rires) Ben écoute, ma relation avec Kill the Dj c’est qu’on a tous commencé au Pulp quand on était petit… Donc on va dire que c’est un peu la famille.
Et au niveau du son, Kompakt, Kill the dj… ?
C’est différent. Mais en fait, j’ai fait des choses sur Mobilee, Crosstown Rebels, maintenant sur Kompakt… Déjà quand j’étais gamine, j’avais du mal avec les groupes, donc c’est peut être pour ça que j’ai créé le mien (rires). Non, c’est une bonne balance. J’ai besoin des deux. J’ai besoin du côté mélodique et gentil de Kompakt et j’ai besoin du côté énervé de Kill the Dj. Les deux fonctionnent bien par rapport à ma personnalité.
Trois disques sans lesquels tu ne pourrais vivre ?
Écoute, ça change tout le temps. Mais là je vais te dire Connan Mockasin parce que je l’écoute en boucle… Euh, quoi d’autre… (Silence concentré) Oh la la, tu me poses une colle. Ah si, j’écoute Kate Bush, Hounds of love. Je l’ai ressorti. En fait, j’ai déménagé donc j’ai retrouvé des cd. Et…. Music has the right to chidren des Boards of Canada. Voilà.
Merci… Pour finir, des projets en plus de tous ceux dont tu viens de nous parler ?
Ben écoute, c’est déjà pas mal. (Rires) On va déjà laisser ça se passer…
Merci beaucoup !
Merci à vous.
Photos interview et live, montage son : Caro
Un immense merci à Jennifer pour sa disponibilité, sa gentillesse et sa signature « Have Fun » sur l’objet mystérieux (…) du poster d’Amoureux Solitaires… Ainsi qu’à Aurélie de la Fake team… et au serveur le plus gentil qu’on n’ait jamais croisé !
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