[Livre-Enquête] – à qui profite le deal quand on confie un service public au privé ?

Isabelle Jarjaille est une journaliste indépendante depuis 2011, installée à Rennes. Son livre-enquête, publié le 27 mars aux éditions Yves Michel, nous plonge dans les abysses des services publics délégués au privé. Des autoroutes à NDDL, en passant par la gestion de l’eau et le stationnement des villes, la journaliste a méticuleusement épluché des milliers de pages de  contrats de concession, de rapports parlementaires, de décrets, pour répondre à cette simple mais néanmoins essentielle question : à qui profite le deal quand on confie un service public au privé ?
Attention – spoiler – le constat est cruel ! Béthune paie 400 000€ par an pour que Q-Park encaisse les recettes de son stationnement ; le consortium mené par Vinci pour construire l’aéroport de NDDL va dépouiller l’État de centaines de millions d’euros ; la SNCF pourrait perdre 200 millions d’euros par an pour rentabiliser la ligne Tours-Bordeaux ; Suez et Veolia sont prêtes à tout pour garder leurs contrats en or. Si l’État court après le moindre euro quand il s’agit de dépenses sociales, nos gouvernants n’ont pas autant d’états d’âme en laissant filer des millions d’euros d’argent public vers le privé. Alors que l’on manifeste partout en France pour la défense des services publics, en sommes-nous réduits à cette implacable devise « privatisation des bénéfices et mutualisation des pertes » ?

INTERVIEW

► ALTER1FO : Peut-on expliquer ce qu’est un service public délégué au privé ?

​Isabelle Jarjaille : Il s’agit d’un service public (autoroutes, aéroports, piscines, parkings​ ou distribution de l’eau potable) dont la collectivité (état, région, département ou commune) délègue la gestion au privé.

  • Soit parce qu’elle veut faire construire une grosse infrastructure et dans ce cas, c’est le privé qui va payer l’investissement initial et qui se remboursera ensuite en touchant les redevances du service (le prix d’entrée à la piscine par exemple).
  • Soit parce que la collectivité ne peut ou ne veut pas prendre à sa charge la gestion du service en payant elle-même les salariés qui travaillent pour le service ou en entretenant l’infrastructure. Elle délègue alors à une société avec qui elle va signer un contrat pour quelques années. La société se fera payer par une redevance versée par la collectivité ou directement en touchant les recettes du service. C’est le cas avec l’eau où les entreprises perçoivent directement les recettes des factures payées par les usagers.

► Disséquer des pages et des pages de contrats et autres documents comptables ne semble pas être l’activité la plus « passionnante » qui soit. Comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre et qu’est-ce qui vous a poussé à mener l’enquête ?

​L’idée m’est venue sur une aire d’autoroute en décembre 2014. A l’époque, la polémique enflait à propos de la sur-rentabilité des sociétés privées qui gèrent les autoroutes du fait d’une augmentation continue du tarif des péages. Personnellement, j’ai constaté un manque au niveau du service à l’usager et cela m’a donné envie de creuser. Finalement, je me suis rendue compte que le traitement médiatique de l’époque ne parlait pas du sujet qui m’intéresse à savoir : si les péages augmentent chaque année, conformément aux contrats signés par l’État, pourquoi cette argent ne tombe pas, au moins en partie, dans les caisses publiques ?

NDLR : L’Etat, en 2005 sous la présidence Chirac-Villepin, a pris la décision de vendre l’entreprise publique d’exploitation des péages à trois multinationales du béton et du transport (Vinci,
 Eiffage et la société espagnole Abertis) pour 14,8 milliards d’euros, alors que l’exploitation de ces péages lui rapportait 4 milliards d’euros par an…

► Souvent, la décision de déléguer semble contraire à l’intérêt général. Le privé et le public n’ont ni les mêmes buts ni les mêmes intérêts. Pouvez-vous expliciter les raisons principales qui font que nos élu·e·s vont instruire ce type de contrat ?

​Au niveau de l’État, il s’agit essentiellement de financer des grosses infrastructures qu’il n’a pas moyen de financer directement (LGV, aéroports, autoroutes etc…)​ Le recours au privé permet d’apporter le financement mais si le contrat est bétonné par l’entreprise, les finances publiques peuvent y perdre au final. C’est ce que je décris dans mon livre à propos du financement de la LGV Tours-Bordeaux concédée à un consortium mené par Vinci.

Au niveau local, sur l’eau par exemple, les deux entreprises majeures sont sur le marché depuis la fin du XIXe siècle (Compagnie Générale des Eaux devenue Veolia et Lyonnaise des eaux devenue Suez Eau). Certaines collectivités n’ont aucune compétence, pour l’instant, pour gérer directement leur service puisqu’elles ne l’ont jamais fait ! Par facilité,  elles poursuivent donc la délégation, même si cela coûte un peu plus cher au final. L’observatoire des services d’eau et d’assainissement estime que l’eau en service délégué coûte en moyenne 10 % plus cher que lorsqu’elle est gérée en direct.

► A ce sujet, jusqu’en 2015, la distribution était confiée à Veolia et puis la Ville de Rennes a décidé de « reprendre la main » sur l’eau potable en attribuant cette délégation à la Société publique locale  « Eau du bassin rennais ». A-t-elle bien fait ?

Je ne saurais juger la décision politique. Mais aujourd’hui, Eau du bassin rennais déclare 3 millions d’euros par an d’économies par rapport à l’ancien mode de gestion. D’autres territoires ont fait ce choix : Paris en 2008, Nice en 2015. D’autres ne souhaitent pas le faire pour l’instant, arguant de la complexité et du coût de la transition. Cela dépend beaucoup de la réalité locale.​ ​J’explique notamment dans mon livre que, en Île de France, il y a un mouvement de certaines collectivités qui souhaitent quitter le syndicat des eaux d’Ile de France, plus gros service de l’eau en France, en délégation avec Veolia. Notamment parce que le dernier rapport de la Chambre régionale des comptes d’Ile de France pointe la très forte rémunération de Veolia. Elle aurait dû se maintenir en dessous de 7 millions d’euros par an et elle est montée jusqu’à 20 millions d’euros. Le problème vient du manque de contrôle de l’autorité délégante.​

► Avez-vous eu toute la liberté pour enquêter, existe-t-il une vraie transparence dans ces contrats et sinon, quelle information vous a le plus choquée ?

​Je n’ai rencontré aucune résistance mais un black-out complet des entreprises concernées. Je n’ai jamais réussi à obtenir la moindre information de leur part, qu’il s’agisse de Vinci, de Veolia ou de Suez. Seule l’entreprise Eiffage a répondu à mes demandes d’entretien.

Ce qui m’a le plus surprise c’est l’absurdité de certaines décisions au niveau de l’État et la justification que certains anciens décideurs ont pu me donner. Par exemple concernant Notre-Dame des Landes, je voulais savoir pourquoi l’État avait signé un contrat avec Vinci qui l’engageait sur 55 ans, d’une valeur de plus de 500 millions d’euros, avant même d’avoir les autorisations préfectorales sur l’eau et la biodiversité pour faire le chantier (le contrat a été signé en 2010 et les autorisations sont tombées en 2013). Cela veut dire que l’État a pris le risque de rembourser Vinci dès le départ ! Et la réponse que j’ai eue de Dominique Bussereau, secrétaire d’État aux Transports, c’est que le gouvernement de l’époque a signé sous la pression de François Fillon, Premier ministre et ancien président de la région des Pays de Loire, et de Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes. Pour résumer, les élus locaux ont joué au poker : ils ont poussé l’État à signer en misant sur le fait, qu’une fois engagé, il lancerait forcément le chantier de l’aéroport. Mais ils ont perdu et aujourd’hui ça peut coûter jusqu’à 600 millions d’euros aux contribuables français !

 

« Services publics délégués au privé : à qui profite le deal ? » éditions Yves Michel, 168 pages, 16 euros.

 


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