Urbanisme et démocratie à Rennes : les leçons du Blosne (2/2)

Suisse
Rue de Suisse, Rennes – Le Blosne

On a relaté hier les péripéties d’une démarche participative initiée dans le cadre du projet urbain du Blosne. Une démarche novatrice à l’échelle rennaise, ambitieuse, et néanmoins décevante sur deux points :

D’une part, en ce qui concerne le pouvoir réellement délégué aux habitants. Un outil est généralement utilisé pour l’évaluer  : il s’agit de l’échelle de Sherry Arnstein, conçue pour l’administration états-unienne à la fin des années 60. La démarche du Blosne ne permet certainement pas, selon les critères de cette échelle, d’évoquer un « pouvoir effectif des citoyens » ; tout juste répond-elle au niveau supérieur du stade de la « coopération symbolique », qui consiste à « autoriser ou inviter des citoyens (…) à faire des propositions, mais en laissant ceux qui ont le pouvoir seuls juges de [leur] faisabilité ou de [leur] légitimité» (1). Il est vrai qu’en France, le stade du pouvoir effectif ne fait pas vraiment partie de la culture politique et s’intègre mal au contexte administratif national.

Arnstein

L’autre déception concerne la faible implication des habitants du quartier autour du projet urbain. On l’a dit hier : le sursaut mobilisateur de ce quartier paisible mais en situation économique délicate n’a pas eu lieu, et les quelques dizaines d’individus qui se sont investis dans la réflexion ne sont pas en capacité de constituer des intermédiaires efficaces avec les 20 000 habitants du Blosne.

Faut-il blâmer l’irresponsabilité politique, l’individualisme grandissant, l’indifférence générale ? La sociologue et spécialiste de la participation Marion Carrel s’y refuse. Pour elle, « l’apathie politique n’est pas une attitude individuelle ou collective, mais un fonctionnement social, une construction » (2).

Comment a-t-on pu, dans le cadre du projet urbain du Blosne, participer à construire cette apathie ?

Une réponse à des problèmes d’élus

Le premier point d’achoppement concerne les motivations de ce projet (dont nous avions exposé les grandes lignes ici). Ont été mentionnées une légère décrue du nombre d’habitants (3) qui rentre en contradiction avec les objectifs démographiques que la ville s’est fixée ; une présence majoritaire de logements sociaux nuisant à l’attractivité du quartier auprès du reste de la population rennaise, pour qui l’urbanisme caractéristique du Blosne fait par ailleurs figure de repoussoir.
Hormis peut-être cette dernière considération, ce ne sont pas là des problèmes d’habitants : ce sont des problèmes d’élus. Les habitants, quand l’INSEE les interrogeait en 2002, se plaignaient en premier lieu du bruit et en second, du manque de sécurité (4). Doit-on en conclure que ce projet est déconnecté de leurs préoccupations ?

Frédéric Bourcier, élu de quartier et adjoint à l’urbanisme, s’en défendait dans un entretien qu’il nous avait accordé en mai dernier. « Un habitant, c’est aussi un citoyen. Il y a le fait de se soucier de son espace privé, ce qui est légitime ; il y a aussi la capacité de se projeter, de ne pas s’endormir sur ses lauriers, de se poser les bonnes questions ».

Centre comm Torigné 2
Centre commercial du Landrel, Rennes – Le Blosne

Pour Marion Carrel (2), c’est justement cette dichotomie que l’on crée entre les préoccupations de l’habitant et celles du citoyen qui nuit au débat : « Lorsqu’aucune articulation entre le bien commun (mon appartement, notre quartier) et le bien public (un quartier à réinsérer dans la ville, une population à diversifier) n’est recherchée, la défiance réciproque entre les habitants et les institutionnels s’accroît ». Au lieu de s’appuyer sur les préoccupations des habitants du Blosne pour construire une dynamique collective, on a voulu partir de ce que Frédéric Bourcier a défini comme des « incontournables », qu’il a rappelés au début de chaque réunion : la nécessité pour le quartier d’accueillir de nouveaux logements, au nom de l’intérêt général et des engagements métropolitains de la municipalité.
Les sociologues Jacques Donzelot et Renaud Epstein dénoncent ce recours permanent au mythe de l’intérêt général, dont ils rappellent qu’il est « introuvable, [ce] que toute consultation démocratique ser[t] à rappeler ». Ils en notent l’usage pernicieux : « Ceux qui ne s’inscrivent pas dans le schéma préféré des décideurs (…) seront vite perçus et dénoncés comme les défenseurs de leurs intérêts privés face au souci de l’intérêt général dont se parent les décideurs publics » (5).

L’objectif-repoussoir de la mixité sociale

Et quand, au nom de l’intérêt général, on prône la mixité sociale, le problème devient insoluble. Un des enjeux du projet urbain consiste en effet à créer une offre immobilière attractive pour accueillir des populations plus aisées (6). Comment peut-on espérer mobiliser les habitants autour de l’idée que pour rendre le quartier attractif, il doit accueillir des gens qui ne leur ressemblent pas ?

Cette idée de mixité sociale gagne encore en toxicité démocratique par les sous-entendus qu’elle véhicule, que les sociologues Thierry Oblet et Agnès Villechaise formulent ainsi : « derrière l’incantation à la mixité sociale transparaît avant tout le désir d’éviter la formation de communautés jugées nuisibles à la cohésion sociale » (7). Pourtant, disons-le clairement : on n’a jamais, comme observateur intermittent de ce processus démocratique, vu la réflexion collective prendre un tour raciste ou xénophobe. Les ambassadeurs, quoique quasi-exclusivement blancs, semblent largement attachés au multi-culturalisme du quartier (8).

Marché Zaghreb Rennes
Marché du Landrel place de Zaghreb, Le Blosne

Pourquoi alors, dans les 200 pages cumulées de vues 3D fournies par le cabinet Grumbach et qui servent de support à la réflexion, ne trouve-t-on que deux personnages noirs -vus de dos qui plus est, dont l’un promène une petite fille blonde et l’autre est un jeune garçon- ? Parle-t-on bien du Blosne, ce quartier dont de très nombreux habitants sont d’origine turque, asiatique, sub-saharienne ou maghrébine ?

L’étonnement grandit encore quand on illustre par ce type de montages l’ « intensité urbaine » que doit susciter la restructuration de l’espace public (cliquer pour agrandir) :

Zaghreb 3D
Place de Zaghreb, projection. Crédit : Grumbach-Desormeaux

Au centre, figure banale du Blosne d’aujourd’hui, une femme musulmane promène un enfant dans une poussette. Une présence qui s’efface devant l’incrustation de figures incarnant le « nouveau Blosne » : personnages jeunes, blancs, lumineux, affairés.

Espérait-on construire une mobilisation fondée sur le mépris de soi ?

Une concertation sourde aux tensions du quartier

À défaut de mobilisation, le projet urbain a suivi son cours tranquille : de réunion en commission, de commission en atelier, tentant de répondre à des questions que les habitants ne se posaient pas.

Pendant ce temps, les nuages se sont amoncelés au-dessus du Blosne -toutes proportions gardées pour ce quartier qui demeure plutôt tranquille-. Contexte économique critique, arrestations à répétition pour des trafics de cannabis, quelques affrontements entre les jeunes et la police. Rivalités communautaires autour du centre commercial Italie. Présence de plus en plus visible d’un islam que certains jugent menaçant. La concertation en cours s’est-elle emparée de ces tensions sourdes pour les faire émerger dans le débat public, et ainsi les assainir ?

Diamant
Le « diamant » de l’architecte Maillols dans un ciel bouché, square des Hautes-Ourmes

« Notre porte d’entrée, c’est l’action autour du projet urbain, on n’est pas des acteurs socio-culturels, on n’est pas en train de parler de tout en général : on essaie de cibler sur le projet urbain », nous explique Gilbert Gautier (9). Le processus participatif détourne ainsi les yeux, s’enferre dans une sectorisation purement urbanistique, continue de parier sur un hypothétique retour des classes moyennes.

Ce qu’il se passe dans ce type de situations ? « Les conflits ne sont pas traités, ils ne sont pas rendus publics, ils restent impalpables et incompris » explique la sociologue Marion Carrel. « C’est [alors] que le repli communautariste ou la violence peuvent se développer sans limite »(2).

On n’en est pas là, mais la dégradation du climat a déjà commencé de peser sur la concertation : au vu des tensions avec des groupes de jeunes dans le secteur du Banat, les permanences et la commission qui devaient s’y tenir en octobre ont été annulées.

Construire des murs ou en abattre

Il est vrai que le climat d’un quartier est une chose subtile, que les schémas de pensée urbanistiques et politiques ont du mal à saisir. Il est tributaire de cet ingrédient impalpable qu’est le lien social.

Une étude de l’INSEE sur le lien social au Blosne (10) a ainsi révélé une évidence : « les personnes n’ayant pas eu de discussion avec un ami du quartier [dans la semaine précédant l’enquête] ont (…) une fois et demi moins de chances de le trouver agréable à vivre ». Or au Blosne, un tissu associatif dense et des solidarités réelles coexistent avec une grande solitude : la semaine précédant le passage des enquêteurs, 17 % des habitants n’avaient eu aucune conversation avec des amis ; 44 % n’avaient parlé à aucun voisin ; 23 % n’avaient eu aucun contact avec des gens du quartier.

Tour Zaghreb
Façade d’une tour près de la place de Zaghreb

Comment, alors, recréer du lien ? L’approche urbanistique, qui construit des murs entre les gens au lieu d’en abattre, semble contre-productive. Ainsi, le projet urbain prévoit la création d’une offre résidentielle plus attractive : mais des études montrent qu’à défaut de créer de la mixité sociale, cette offre favorise surtout des migrations internes au quartier qui produisent des effets de micro-ségrégation (11).

S’appuyer sur les conflits… et les aspirations des habitants

Pour enclencher une dynamique collective, il nous semble qu’on aurait pu s’appuyer davantage sur deux leviers essentiels :

Le premier, c’est le conflit. On l’a dit : qu’elles soient communautaires, sociales, générationnelles ou de voisinage, les tensions ne manquent pas au Blosne. Sans doute par crainte de voir le processus leur échapper, ou une opposition politique jeter le sel sur des plaies soudainement mises au jour, les décideurs rechignent à faire entrer ces tensions dans le débat public : ils préfèrent tenter de créer le consensus autour d’un projet urbanistique à long terme. Un habitant l’exprimait ainsi : « on a les pieds dans la merde, on nous demande de regarder l’horizon ».
C’est tout l’inverse de la méthode préconisée par la sociologue Marion Carrel qui dénonce « la tendance néfaste des dispositifs participatifs à (…) étouffer la conflictualité sociale » et pour qui le conflit doit être la « matière première de toute délibération »(2).

Peuple manque
Intérieur du Triangle, centre culturel du Blosne

Le second levier consiste à considérer les habitants, non dans leurs éventuels problèmes mais dans leurs aspirations. Quand on prétend orchestrer une concertation à l’échelle d’un quartier de 20 000 habitants autour d’un tel projet urbain, des initiatives aussi modestes que la création de jardins collectifs au pied des tours devraient apparaître comme un simple solfège ; au Blosne on les refuse aux habitants, parce que les services techniques de la Ville s’y opposent.

 

Épilogue

Une petite histoire, pour conclure, illustre bien l’incapacité des démarches purement urbanistiques à saisir l’alchimie délicate et nécessaire du lien social.

Les 5 tours de la place de Prague, au Blosne, forment l’un des îlots les plus pauvres de la ville. Le géographe Charles-Edouard Houiller-Guibert, qui y a habité, décrit dans un article (12) la sensation d’étrangeté qui s’installe quand l’espace exigu d’un ascenseur doit contenir un jeune doctorant, une femme intégralement voilée, une autre non francophone et une personne âgée atteinte de démence. Il décrit également comment l’étrangeté fait place pour tous à un certain malaise quand s’approche de l’ascenseur un garçon trapu, casquette à l’envers, adoptant la démarche agressive d’un jeune de quartier.

C’est là qu’un mécanisme simplissime et très efficace intervient : l’ascenseur ne permet de ne sélectionner qu’un étage à la fois, obligeant le dernier arrivé à questionner les autres occupants de la cabine sur leur destination. Ainsi, quand le jeune garçon à l’apparence agressive s’exécute poliment, la tension retombe d’un coup.

Place_Prague
Place de Prague – tours réhabilitées, Le Blosne

Trois des tours de la Place de Prague ont connu en 2007 une réhabilitation importante, dans le cadre de la convention avec l’ANRU (13) qui a également initié le projet urbain. Un bardage extérieur a été posé, dont le rendu esthétique fait presque l’unanimité (voir ci-dessus). Une borne d’enregistrement des étages a aussi été installée dans les ascenseurs. Le géographe en décrit ainsi les effets :

« Depuis quelques semaines, la communication a évolué et les échanges sont quasi-inexistants. (…) La culture du « bonjour » persiste dans le hall d’entrée et dans l’ascenseur. (…) Cette courtoisie de voisinage va-t-elle continuer ? ».

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 Premier volet : Démocratie et urbanisme à Rennes : les leçons du Blosne (1/2)

 Retrouvez tous les articles du dossier « Projet urbain : le Blosne de demain »

 

1 : DONZELOT J. et EPSTEIN R., 2006, « Démocratie et participation : l’exemple de la rénovation urbaine », Esprit, juillet.
2 : CARREL Marion, 2013, Faire participer les habitants ?, Lyon, ENS.
3 : La baisse démographique observée est due à un phénomène cyclique et normal de décohabitation : la taille des ménages se réduit, notamment par le départ des enfants du foyer familial.
4 : INSEE, « Les habitants du Blosne et de Maurepas jugent leur quartier », Octant n°90, juin 2002
5 : DONZELOT J. et EPSTEIN R., 2006, « Démocratie et participation : l’exemple de la rénovation urbaine », Esprit, juillet.
6 : Cf. https://alter1fo.com/des-rupins-dans-la-zup-sud-la-mixite-sociale-a-lepreuve-du-blosne-71122
7 : Thierry Oblet, Agnès Villechaise, « Les leçons de la rénovation urbaine : de la ville fantasmée à la ville du possible ? » in DONZELOT J. (dir), À quoi sert la rénovation urbaine ?, coll. La ville en débat, PUF, 2012
8 : Les ambassadeur ont ainsi lancé l’idée d’une « rue internationale » rue de Roumanie, et d’un lieu de culte interconfessionnel
9 : Entretien réalisé le 18/09/13
10 : INSEE, 2002, « Lien social au Blosne et à Maurepas », Octant n°90
11 : Voir Th. OBLET, A. VILLECHAISE, « Les leçons de la rénovation urbaine : de la ville fantasmée à la ville du possible ? » et Ch. LELEVRIER, Ch. NOYE « La fin des grands ensembles ? » in DONZELOT J. (dir), À quoi sert la rénovation urbaine ?, coll. La ville en débat, PUF, 2012
12 : Charles-Edouard Houllier-Guibert, 2007, « L’ascenseur du Blosne comme lieu de communication sociale », ESO n°26
13 : Agence Nationale de Rénovation Urbaine

5 commentaires sur “Urbanisme et démocratie à Rennes : les leçons du Blosne (2/2)

  1. Almodi

    Bonjour
    Deux remarques :
    1. Pourquoi utiliser cette appellation à connotation péjorative « ZUP SUD » pour désigner le quartier du BLOSNE, quand elle n’est pas justifiée ? (chapitre 3, page 1)
    2. « la création de jardins collectifs au pied des tours devraient apparaître comme un simple solfège ; au Blosne on les refuse aux habitants, parce que les services techniques de la Ville s’y opposent. »
    Cette assertion est totalement fausse.

  2. gaelt

    Bonjour, merci pour votre commentaire.
    1-Parce que le terme de ZUP sud, bien qu’anachronique, est encore utilisé par nombre de Rennais pour désigner de manière assez péjorative le Blosne comme quartier populaire et d’immigration. Or ces représentations étaient au cœur du sujet de l’article que vous citez.
    2-Cette information m’a été fournie par plusieurs sources institutionnelles et parties prenantes du projet. Si vous avez d’autres informations, n’hésitez pas à les partager.

  3. Rhona

    Bonjour! Bravo pour les deux articles. Votre analyse de la démarche (ou non-démarche?) du projet m’a réconforté. Surtout sur la necessité de partir des problèmes d’habitants et pas d’élus. J’ai suivi et participé au projet, et je retrouve ma propre expérience dans ce que vous dites. Quand il y a plus de professionels / institutionnels / étudiants d’urbanisme dans un atelier ou forum, ça dit quoi de la « démarche participative »? J’étais devenue cynique et démotivée mais vous m’avez redonné de l’espoir. Je suis fière d’être Blosnien et je veux faire évoluer le quartier, mais selon les aspirations des habitants et pas forcement celles des élus ou ‘décideurs’ venant de l’extérieur. Je suis aussi active dans le cadre du Centre Social de Carrefour 18. Est-ce qu’il y a un rôle pour les centres sociaux comme lieu d’articulation / lévier où on pourrait s’appuyer à la fois sur les conflits et les aspirations des habitants?

  4. gaelt

    Bonjour Rhona,

    Merci pour votre commentaire. La place des centres sociaux -ou même d’équipements culturels comme le Triangle, dont l’inscription dans le quartier pose problème- est effectivement une question intéressante…

  5. aurélie

    Bonjour,

    Eric Berroche (Parti Communiste F) a pris les manettes. Qui a pris en charge les coûts des voyages d’étude, des audits AUDIAR, et tous ces professionnels « sur le terrain » ? Par démocratie,
    les ambassadeurs, citoyens ont émis des avis consultatifs, pour quel résultats?
     » SI ON S’ ALLIAIT? », pour défendre nos idées, au sujet des logements, du chauffage, des écoles, des espaces,des asso mastodontes (CPB), tous les sujets sont ouverts alors on y va on SE MOBILISE.

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