Mettre en Scène 2011 : un Othello sombre et aquatique

Fidèle à sa réputation, le Festival Mettre en Scène propose encore cette année des artistes audacieux et en prise avec leur temps. Thomas Ostermeier, membre de la direction artistique et metteur en scène à la Schaubühne de Berlin, revient pour la septième fois au TNB. Après le succès remporté par sa mise en scène décoiffante d’Hamlet en avril dernier, il revient — à guichets fermés — avec Othello.

Que d’eau, que d’eau !

La patte d’Ostermeier est reconnaissable et bien présente dans ce nouvel opus shakespearien. A commencer par le décor, toujours aussi particulier et étonnant.

Une scénographie très aquatique, signée Jan Pappelbaum, avec cette scène-mini piscine recouverte d’une eau noire et sombre, comme une beauté froide et dans laquelle les personnages se noient, se vautrent, s’éclaboussent gaiement. Souvenez-vous, « Mimi Cracra, l’eau, elle aime ça ». Là, c’est pareil. Mais ce bassin aquatique plante le décor de la pièce : de l’aqua alta vénitienne à la mer déchaînée qu’affronte la flotte ottomane en passant par la plage de l’île chypriote… Cette mini-piscine symbolise également les canaux de Venise et les abîmes fluctuants de la bonne société de la Sérénissime, où de sombres desseins se profilent et où les personnages vont se noyer.
Au gré des scènes et des actes, cette eau s’éloigne et revient, en flux et reflux, telle une marée. Cette eau change également de couleur : de noire et sombre comme le Maure, elle deviendra rouge lie-de-vin, comme le sang qui va se déverser…

Autre élément de décor : des chaises toutes simples sont disposées en U, les pieds dans l’eau, comme les comédiens. On trouve aussi ce lit virginal présent au début de la pièce puis à la fin, quand Othello tue Desdémone avec une sauvagerie surprenante. Tel le radeau de la méduse. Un lit lieu de vie, d’amour et de mort.

Enfin, en fond de scène, deux panneaux de néons se croisent, et se décroisent à chaque acte. On perçoit aussi des projections vidéos agencées par Sébastien Dupouey : images de la pièce filmées en direct ou images toutes autres telles les avions de chasse (et leurs sons caractéristiques !) ou les instantanés d’une ville illuminée ressemblant fortement à LA.

Nouveauté par rapport à Hamlet, des musiciens en fond de scène accompagnent certains échanges et « sonnent » les changements d’actes. Un orchestre jazzy (clavier, trompette, batterie, saxophone), The Polydelic Souls, qui rappelle furieusement l’afro-jazz des Ethiopiques. Une plongée inéluctable dans la Venise orientale…

Un échiquier tragique

Ostermeier et Pappelbaum sont les maîtres de cet échiquier. Othello sera un jeu sur le noir et blanc : l’eau noire et saumâtre du bassin ; les rideaux blancs en fond de scène ; ces panneaux de néons diffusant une lumière blanche et blafarde tranchant avec le fond de scène sombre et obscur. On trouve aussi ces personnages en costumes militaires blancs type officiers de la Navy ou en costumes gris et sombres type parrains de la Mafia.

Ostermeier fait fi des conventions en tout cas, en décidant d’incarner Othello par un acteur blanc, qui se met à nu et se fait recouvrir de peinture noire… Il décide également de vêtir la pure Desdémone d’une robe noire assez provocante.
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On trouve enfin le mouchoir, ce carré de tissu blanc, qui va sceller le destin des personnages, notamment celui du Maure et de sa jeune épouse.

Du verbe avant tout

Un spectacle en allemand surtitré pourrait en rebuter plus d’un. Et pourtant, on se rend compte que finalement la langue de Goethe se prête assez bien aux questionnements et tergiversations auxquels les personnages shakespeariens sont soumis. Que cette langue, souvent décrite comme gutturale et revêche, se fait puissante dans les monologues de folie paranoïaque d’Othello, charmeuse et ensorceleuse quand Iago échafaude son plan machiavélique… Et on se dit que Shakespeare mérite vraiment d’être joué en allemand.

Même si la mise en scène proposée est très moderne, Ostermeier est fidèle au texte shakespearien, adapté par son dramaturge Marius Von Mayenburg. Et la thématique de l’étranger sonne curieusement de façon très contemporaine pour un texte joué pour la première fois en 1604… Je me suis toutefois demandée si les allusions diverses aux Turcs énoncées par les acteurs allemands étaient le jeu de la traduction ou d’une véritable dénonciation par le metteur en scène d’une situation propre à l’Allemagne.

La force du verbe est en tout cas portée avec intensité et justesse par les acteurs de la Schaubühne. Ils interprètent leurs rôles respectifs avec brutalité, rage et désinhibition ; ils argumentent, plaident, se défendent, attaquent, ironisent et séduisent alors même que leur confort est entravé par cette eau qui baigne leurs pieds et leurs mollets…

Une pièce éminemment politique…

Petit rappel à la demande de celles et ceux qui auraient oublier leurs classiques (et c’est un droit !) : un résumé, en quelques mots, de l’intrigue
Othello, le Maure de Venise, tout juste marié à Desdémone, s’apprête à affronter les Turcs, à la tête de la flotte vénitienne. Othello est donc un homme reconnu et respecté pour sa vaillance et sa maîtrise de la stratégie guerrière. Mais il est rattrapé par sa couleur de peau dès lors que sont révélés ses amours avec la très belle, très pure, et très blanche, Desdémone. Quand Othello est nommé gouverneur de Chypre, Iago, qui convoitait la place de second d’Othello, échue à Cassio, tient le Maure de Venise pour responsable et décide de se venger de lui.

Pouvoir, légitimité, guerre, tous les ingrédients politiques sont réunis. Mais cette histoire de conspiration va se teinter de racisme, et l’on est amené à suivre le stratagème de Iago pour faire plonger le maure Othello. Ostermeier propose une lecture de la pièce détonante et politique où l’origine du mal qui s’abat sur les personnages, est avant tout liée au manque de reconnaissance que vit Iago en n’étant pas nommé lieutenant par Othello, ce dernier lui préfèrant Cassio.

Mais l’origine du mal se joue aussi dans cette société bien-pensante de la Sérénissime qui ne voit en Othello qu’un étranger, illégitime pour épouser une fille des classes dominantes. Othello est, dans la traduction de Marius von Mayenburg, «le black», ce qui rend encore plus lourdes les allusions de Iago à son égard. Bon nombre de clichés racistes les plus sordides sont proférés envers le Maure. Et je n’ai pas pu m’empêcher de frissonner quand une partie de la salle riait lors de ces allusions…
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Et c’est en cela que le metteur en scène allemand propose une interprétation résolument moderne de l’auteur anglais qui tentait dans ses tragédies de faire apparaître comme immorales la violence, la sauvagerie universelle et la perversité humaine que l’Histoire et le monde montrent de façon ordinaire. Un ton résolument dénonciateur pour un texte qui date de 1604 !

… ou une pièce sur la passion amoureuse ?

Mais au-delà de la pièce politique et des faux-semblants d’une société faussement ouverte et tolérante, Othello est une pièce qui parle d’amour et de jalousie. On oscille constamment entre le privé et le public, comme si toute la dramaturgie était fondée sur cette ambivalence, blanc/noir, retranscrite par le décor.

Othello, c’est l’histoire d’un amour fou, passionnel, qui finit mal, gangréné par la jalousie et l’absence viscérale de confiance. Jalousie « publique » de Iago envers Othello ; jalousie « privée » d’Othello envers Desdemone. Une atmosphère tout d’abord sensuelle qui dégringole vers une absence de communication, une violence explosive. Un « Je t’aime, moi non plus » entre haine et désir sur fond politique.

Stefan Stern, qui interprète Iago, est diaboliquement maléfique, sous ses dehors d’angelot. Personnage principal, il incarne le cynisme et la méchanceté à l’état pur. Meneur de revue, micro à l’appui, dans une costume pailleté, comme dans une gigantesque show télévisuel, il mène sa vengeance de façon sournoise et terriblement efficace, manipulant sans vergogne les uns et les autres. Avec sa seule arme, la jalousie. La spirale propre à la tragédie est lancée et son issue sera inéluctable et fatale…

Othello, se débat et se laisse emporter par cette haine qu’il retourne contre son épouse dans l’expression la plus effrayante d’une jalousie tendance paranoïaque. L’acteur Sebastien Nakajew incarne avec justesse cet homme placide, bien bâti happé par la passion dans ce qu’elle a de plus sombre et incontrôlable. Jusqu’au geste irrémédiable de l’homme étouffé par la haine et aveuglé par la jalousie. Sa transformation en tyran violent et jaloux s’inscrit aussi dans cette ambivalence blanc/noir que l’on retrouve constamment dans le décor ou comment un amour indestructible, passionné et sensuel se transforme en amour destructeur et crime passionnel.

Alors, quand Iago provoque la jalousie d’Othello, et que la pièce tire en longueur malgré les dialogues et interprétations fougueuses, notamment dans l’Acte III, on pardonne à Ostermeier. Et on applaudit de façon nourrie quand le « noir » tombe sur scène. Et on attend surtout impatiemment sa prochaine mise en scène shakespearienne…

Et pour celles et ceux qui auraient encore besoin d’être convaincus, le trailer de la pièce…

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