Maintenant 2019 [report] – Hatis Noit et Kryshe, performances hors du temps au Parlement

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L’un des moments les plus envoûtants du festival Maintenant cette année aura incontestablement eu lieu au Parlement de Bretagne  (on ne mentira pas en disant qu’au sortir de la salle, le sentiment est unanimement partagé) ce samedi 12 octobre. Un de ces moments suspendus comme on n’en vit pas souvent, une performance à la fois délicate, fragile, mais immensément puissante, avec les concerts de Kryshe et Hatis Noit.

Ce n’est pas la première fois que le festival Maintenant nous invite au Parlement de Bretagne, ni même dans la grand’chambre, mais la pièce au charme ancien avec ses ors et ses velours sert ce soir d’écrin inattendu aux étranges transformations musicales des deux artistes Hatis Noit et Kryshe qui utilisent des sons organiques pour ensuite les trafiquer à l’aide de traitements électroniques ou les boucler de manière époustouflante.

Hatis Noit - Maintenant 2019 - Gwendal Le Flem
Crédits Photo : l’humble, adorable et talentueux Gwendal Le Flem

Du parquet lustré par les années, des velours sur les bancs et les chaises, de lourdes tentures aux rouges profonds aux murs, un petit cabinet suspendu sur la droite de la scène, dont les rideaux se gonfleront légèrement pendant les performances, des peintures de tous côtés, au plafond dans les caissons dorés. Des ors partout, sur les huisseries, sur les tentures, les murs. Et puis en fond de scène l’impressionnante tapisserie La mort de Du Guesclin. Réalisée par les Gobelins en 1904, sur des cartons du peintre Toudouze, elle était devenue en 2009 le point d’ancrage d’un spectacle de projection d’images numériques, et d’une interprétation fictionnelle d’un fait historique par Joannie Lemercier et son mapping vidéo déjà grâce à Electroni[k] (l’association responsable du festival Maintenant). Nous avions manqué la représentation en 2009, mais nous en avions vu un succédané sur une reproduction aux Champs Libres en 2013, déjà à couper le souffle. Ce soir, elle sert de fond de scène époustouflant aux deux performances qui vont suivre.

Kryshe

Expérience8-Kryshe@Maintenant2019-alter1fo L’Allemand Kryshe, alias Christian Grothe commence. Un bric à brac hétéroclite assez minimaliste pour selon, composé de fils, de circuits imprimés, de clavier maître et de tout un assemblage de minuscules micro-machines que le musicien a bricolées, fabriquées, on le comprendra plus tard lorsque que Christian Grothe nous avouera son bonheur de les avoir transportées jusqu’à nous malgré leur fragilité, notamment un étrange sampler lo-fi construit avec Arduino. Kryshe s’intéresse aux sons, aime à explorer les sonorités et préfère jouer sur un matériel qu’il a créé lui-même pour l’essentiel. Tandis que les lumières restent allumées, ce qui nous permet de profiter en plein des ors, peintures et tentures, Kryshe commence par sampler un mbira (piano à pouces) dont il joue extrêmement délicatement.

Les boucles s’entremêlent petit à petit avec d’autres sonorités sensibles, légères, pleines d’un écho organique et chaleureux. C’est en même temps fragile et hypnotique, tout en sonorités lo-fi. Christian Gothe s’assoit, se saisit alors d’une trompette, dont on n’arrive à savoir s’il s’agit d’un cornet, d’un buggle ou d’une trompette picolo (on n’y connaît pas grand chose) mais dont le souffle immensément chaleureux se révèle immédiatement pénétrant.

Expérience8-Kryshe@Maintenant2019-alter1fo Longues plages fascinantes aux légères sonorités jazz, traversées d’échos éthérés et aériens, la musique de Kryshe est tout autant contemplative qu’immersive et on est vite plongé dans l’univers délicat et feutré qu’il tisse à nos oreilles. Tout en jouant de sa trompette, le garçon modifie le son, les sonorités en tendant une main vers ses machines minimalistes et en en variant les réglages. Au-dessus de lui, les armures et les lances s’entrechoquent en silence tandis que les flammes des bougies vacillent, immobiles.

Plus tard, c’est un petit enregistreur qu’il place sous le micro, première matrice au nouveau morceau qui commence. A l’aise en suivant un fil narratif qui lui donne en même temps assez d’espace pour les variations et l’expérimentation, Kryshe mêle un piano lointain rendu un peu bringuebalant par l’enregistrement lo-fi, mais dont les résonances parlent de fait immédiatement aux cœurs, plus tard une guitare dont on entend les arpèges vibrer sur les cordes. Instruments dont il ne joue pas devant nous, mais qu’il a enregistrés, passés par le filtre d’effets, sûrement aussi sur bandes pour la chaleur et la compression qu’elles apportent aux sonorités, pour les faire résonner différemment ici sous les hauts plafonds dorés. Parfois ténues, parfois fragiles, toutes en textures légèrement granuleuses, boucles de piano, notes de trompette, traversées d’échos éthérés et aériens, trouvent à chaque fois un équilibre précieux, subtil, qu’on ne se lasse pas de découvrir.

Passant son clavier, sa trompette, sa guitare ou sa voix à la moulinette d’effets électroniques, le musicien joue sur les résonances qui se répondent entre sonorités électroniques et organiques et élabore de longues plages progressives souvent aériennes, mais dont la création en partie en direct sur des instruments organiques épaissit et le son et le relief. Car Kryshe chante également sur un morceau, le suspendu et bien nommé Fragile issu de Continuum, l’album à venir cette semaine chez les merveilleux Serein, après Hausch en début d’année (à qui on doit certains disques de Brambles et Strië qu’on aime au plus haut point), avec une voix aérienne qu’on écoute dans un souffle. Les pénitents, capuches pointues devant leurs visages entourent le corps gisant de Du Guesclin, leurs longs cierges en prière, tandis que la voix de l’Allemand aussi profondément déliée qu’immensément émouvante, monte jusqu’aux caissons boisés au-dessus des têtes. Pour son morceau final, le musicien invite Hatis Noit à venir mêler son impressionnante voix aux boucles délicates et aux merveilleuses notes de la trompette pour un titre qu’ils ont improvisé l’après-midi, moment suspendu à nouveau.

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Hatis Noit

Après l’ambient éthéré suspendu aux ors de la justice de la Grand’Chambre du Parlement de Kryshe, c’est l’artiste japonaise désormais installée à Londres Hatis Noit qui se glisse devant la grande tapisserie. Avec une tenue d’un rouge flamboyant toute en plis délicats et deux minuscules disques blancs dessinés sous ses yeux, la musicienne apparaît dans la salle devenue sombre. Deux gros projecteurs éclairent les deux micros aux câbles tout aussi carminés, qu’elle utilise tour à tour. A ses pieds, une pédale de boucles (une Boss RC 50 si on a bien vu, qui permet de boucler au moins trois pistes stéreo). Et puis c’est tout. Car c’est une performance uniquement vocale que va donner Hatis Noit. On a d’ailleurs bêtement craint quelques minutes que ce dernier morceau où elle vient d’accompagner Kryshe ne vienne éclipser un peu son propre concert, puisqu’avec Kryshe, l’instrumentation, même minimaliste, était forcément plus fournie. Autant dire qu’on est vite rassuré, tant la musicienne nous hypnotise en quelques secondes à peine. Et la salle avec nous.

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Après avoir déplié une pochette contenant des diapasons de toutes tailles aux notes diverses qu’elle pose au sol accroupie, elle en choisit un, le frappe sur le parquet et le pose contre sa tempe pour en entendre la résonance et jouer à la bonne tonalité. Après quelques longues secondes (nous on aurait déjà perdu la note depuis longtemps), désormais debout et pieds nus, elle commence à chanter totalement a capella dans son micro, puis boucle progressivement chacune des parties, qui s’entremêle alors aux précédentes, formant progressivement un tourbillon de plus en plus puissant, emportant tout sur son passage. L’oreille et l’œil écarquillés, on n’en revient tout bonnement pas, tant on est à la fois pris dans l’œil du cyclone et projeté sur ses bords par cette voix en même temps proche et étrange.

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Partant du principe que la voix est l’instrument premier à notre disposition, que c’est même notre medium le plus primitif et le plus expressif pour faire de la musique, Hatis Noit centre son travail sur ses cordes vocales et leur pouvoir viscéral, avec une virtuosité totalement impressionnante et une inventivité tout aussi vivifiante. On a l’impression d’un chant en même temps très ancien, qui emprunterait aux musiques traditionnelles les plus primitives, mais aussi parfois au chant lyrique, d’un chant inuit presque produit dans la gorge qui côtoierait les notes aériennes et déliées d’une soprano, et de quelque chose d’immensément neuf, d’une manière de re-combiner tout un héritage pour venir l’apporter ailleurs. Et dans un temps qui mêlerait tous les autres. Convoquant tout en même temps les mondes lyriques de l’opéra, les chants traditionnels primitifs, folkloriques ou religieux, qu’ils soient bulgares, grégoriens, boudhistes ou inuits et on en passe, Hatis Noit rassemble les genres, les styles et les époques et en abolit les frontières dans une même vibration éminemment sensible. Pour preuve un immense Angelus Novus qui surprend autant qu’il prend à l’âme.

Expérience8-HatisNoit@Maintenant2019-alter1fo (1)On peut être étonné d’entendre ce tissage entre différentes traditions, mais la musicienne, souhaitant traduire la conversation des sons de la nature avec sa voix, le soulignait en interview. Les sons ne sont jamais uniques, le bruissement des feuilles co-exite avec celui du vent, des pierres qui s’entrechoquent, de l’animal qui traverse le bois, de celui qui s’y arrête. D’où son idée de faire exister tous les sons en même temps, de procéder par couches qui s’agrègent.

Qu’elle frappe du poing sur sa poitrine pour la faire résonner, qu’elle souffle une basse puissante dans son micro qui deviendra rythmique profonde une fois bouclée, ou grimpe et dégringole les notes d’une voix claire, cristalline ou encore joue de feulements et autres cris d’animaux, Hatis Noit funambule sur les notes et les boucles avec une classe déconcertante. Dans la salle, on n’entend pas un bruissement. Seulement les craquements du bois sous les pieds de la musicienne, qui glissent sur le sol, tandis que les câbles rouges s’emmêlent à son bras. Hatis Noit éloigne, rapproche le micro de ses lèvres, à l’écoute des vibrations que chaque mouvement induit, laisse s’entendre un souffle, un amuissement, un silence. Caresse les pédales délicatement de ses pieds pour créer ses cathédrales vocales en même temps fragiles et robustes. L’oreille et le souffle suspendus, la salle écoute. Le temps semble s’être condensé autour de cette voix. On est là, maintenant.

Expérience8-HatisNoit@Maintenant2019-alter1fo (13)Un de ses morceaux finit d’ailleurs d’emporter complètement la salle, tournoyant de plus en plus fort, dans une tornade hyper mélodique à laquelle on ne peut résister, à l’instar du public. On l’a déjà dit, on est friand, des résonances qui se créent, des dialogues qui se nouent entre une performance artistique et le lieu où elle se donne à voir et à entendre. Hatis Noit signifiant la tige de la fleur de lotus (le lotus symbolise le monde vivant dans la culture japonaise, alors que ses racines renvoient au monde des esprits) la musicienne choisit avec sa voix, d’établir un trait d’union entre les deux mondes, un pont qui nous transporte jusqu’aux profondeurs du monde intangible. Et sous le corps gisant de Du Guesclin et les têtes penchées des pénitents, cela vient se doubler d’un écho inattendu et troublant. D’ailleurs inspirée et fascinée par le lieu, après nous avoir grandement encouragé à utiliser notre voix, qui nous relie tout en même temps à la nature (puisqu’elle émane d’un corps vivant, le nôtre) et aux autres humains, non seulement ici et maintenant, mais également à travers les époques, Hatis Noit se propose d’improviser un morceau, inspiré par le moment que nous sommes en train de vivre. Notes et chuchotements s’imbriquent alors pour un moment hors du temps qui nous rappelle les premiers albums de Julia Holter avec leur voix bruissée. L’écoute dans la salle est alors aussi suspendue que palpable.

Pourtant Hatis Noit ne choisit pas de sonner beau. D’aller vers la mélodie. Elle cherche l’écho aux profondeurs de son être. Qu’importe qu’il se manifeste pas un cri tout en tremblements, un feulement animal inattendu, un bruit de gorge profond. Les émotions les plus douces, les plus belles, côtoient les instants rêches, les sons qui frottent. La sincérité brute de ce chant, pourtant immensément travaillé, parle ainsi directement au plus profond. Ainsi que le souligne la chaleur des cris et des applaudissements qui éclatent pour en saluer le final. Un moment résolument hors du temps, joli clin d’œil à un festival qui s’appelle Maintenant.

Photos immobiles pour ne pas faire craquer le parquet, l’indispensable Mr B.

Maintenant 2019 - Expérience 8 - Hatis Noit & Kryshe


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