[interview] Radu Milhaileanu : « Je crois à la mémoire écrite et à la puissance du mot »

Le réalisateur Radu Milhaileanu entame une longue tournée d’avant-premières pour son film « L’histoire de l’amour » qui sortira sur tous les écrans le 9 novembre prochain. Son précédent film (La source des femmes) a connu un joli succès dans les salles. Avec un budget conséquent pour un film d’un réalisateur européen, il adapte le roman de Nicole Krauss. On lui a posé nos questions au cinéma Duguesclin de Cancale à l’occasion d’une rencontre avec le public. 

Alter1fo : Votre film est tiré d’un roman de Nicole Krauss. Comment vous est venu l’idée d’adapter ce livre ?

Radu Milhaileanu : C’est venu en deux étapes. Première étape : le livre est sorti en 2000, on me l’a offert et je l’ai lu comme un lecteur. Cela m’avait énormément bouleversé à l’époque mais, pas une seule seconde, je n’avais pensé l’adapter au cinéma et ce pour deux raisons. D’une, l’action se déroule à New-York et il me semblait impossible de tourner là-bas. De deux, la structure du roman est très complexe. Il y a 3 ans, deux producteurs que je connaissais sont revenus vers moi. Ils m’ont dit qu’ils pensaient qu’il n’y avait que moi pour adapter le livre. J’ai relu le livre et à nouveau, j’ai été assez effrayé par la complexité de la narration qui est très déconstruite. D’un point de vue cinématographique, je n’avais aussi pas d’idée pour le début et la fin du film car le roman ne commence ni ne se termine. Je leur ai demandé une semaine pour réfléchir et le jour où j’ai trouvé le début, j’ai trouvé la fin. Après, en relisant toute la semaine, j’ai réussi à élaguer le roman tout en conservant la déconstruction du livre. Quand j’ai trouvé ces clés-là, j’étais parti pour l’aventure. Ça a été une belle route mais au début, j’avais très peur.

La chronologie, dans le film, est totalement bouleversée. Les périodes s’entremêlent et trois générations dialoguent au sein de votre film. Comment avez-vous abordé cette complexité dramaturgique ?

Je suis conscient que cela demande un effort supplémentaire aux spectateurs. Ils risquent d’être un peu perdus au début mais quelle satisfaction de recoller les bouts à la fin. Aujourd’hui, dans les séries télévisées, il y a des tentations de styles d’écritures différents. De fait, qu’à mon avis, le spectateur commence à être habitué. Les spectateurs emmagasinent dans leurs cerveaux et mettent de côté des informations tout en se disant que ce n’est pas grave s’ils ne comprennent pas tout, tout de suite. Ça m’amusait d’emprunter cela à la série télévisée. Là, la difficulté est qu’il y avait deux histoires qui allaient chronologiquement dans le sens contraire afin de se rejoindre.

Le montage fût difficile ?

Ce n’est pas que le montage car, aujourd’hui, une partie du montage se fait à l’écriture. Déjà, parce que c’est moins cher d’être devant un papier blanc. Ensuite, la déconstruction est pensée dès l’origine avec mon co-scénariste, Marcia Romano.

C’est votre premier film tourné en langue anglaise. Étais-ce une contrainte supplémentaire ?

Pour la langue, non. J’ai fait pire puisque j’ai tourné des films avec des langues inconnues pour moi. Le jour où ces films ont été sous-titrés, j’ai enfin compris de quoi ça parlait (rires). On a eu recours à l’arabe, au russe, à l’hébreu. Ce n’est pas la langue qui me posait problème puisque je parle plutôt bien anglais mais ce qui pouvait me faire peur, c’était aborder encore une fois une nouvelle nature d’acteur. Je craignais des rapports inégaux avec les stars du film, qu’ils me prennent pour un petit auteur français. Finalement non. Ils avaient vu mes films et il y avait un respect réciproque. Elliot Gould, c’est le monsieur de M.A.S.H, du Privé, d’Ocean Eleven. Il connaissait ses dialogues par cœur et arrivait à l’heure. Il me disait sans cesse qu’il ferait ce que je voulais. Quand il fallait courir, il courait, quand il fallait danser, il dansait. Je n’ai jamais vu des gens aussi disponibles et aussi doués. C’était un cadeau tous les jours. Je répète beaucoup avant le tournage donc cela a été très vite et très simple au moment de tourner. Il étaient solidaires de ce qu’on faisait, c’était des vrais pros.

Le livre L’histoire de l’amour est au cœur de l’intrigue même du film. Ce qui est intéressant, c’est qu’il fait graviter autour de lui tous les personnages du film. Est-ce un moyen de dire que, politiquement, la culture peut changer beaucoup de choses ?

Il y a effectivement deux interprétations, pour moi. Ce livre qui voyage beaucoup a deux significations. C’est le virus de l’amour. C’est par ce livre rempli de tant d’amour que sont contaminés les personnages. Ensuite, il y a la parole écrite. La littérature, dans le sens populaire, a une force de contamination et de transmission. Un des thèmes du film est la transmission et le lien. Le lien entre deux amoureux et la transmission d’une génération à une autre qui se fait d’une manière directe et à travers la force de l’écrit. Ça oui, c’est un peu militant. Je crois à la mémoire écrite et à la puissance du mot. On ne sait pas si le numérique peut durer. Certains estiment qu’il ne dure pas plus de cinq ans. Tous les cinq ans, il faut remettre sur un nouveau disque dur sinon cela s’efface. Par exemple, s’il y a un problème avec les photos numériques de mes enfants, elles peuvent disparaître définitivement. Là, je suis en train de tout imprimer sur papier. Dans le film, il s’agit donc de s’interroger sur ce qu’est l’histoire de l’humanité.

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Crédit Photo : Laurent Guerin

Sur ce sujet de la mémoire, l’omniprésence de la Shoah dans le film concorde avec cette idée de transmission. 

Oui mais ce n’est pas un film qui traite, au premier plan, la Shoah. Je ne questionne pas la Shoah, je questionne comment l’Histoire façonne les petites histoires. C’est le sujet de tous mes films. L’Histoire déchire des gens. Ce qui m’intéresse, c’est comment les êtres humains, dans des situations extrêmes, arrivent à transcender le merveilleux qui est en eux et leur force vitale et d’amour pour s’en sortir. Quelque part, ils remettent leur humanité au premier plan. Concernant le judaïsme, je ne suis pas religieux. Le judaïsme me correspond dans le sens où c’est l’éternelle question. Les personnages sont perdus et ils cherchent une réponse. Ce n’est pas vraiment traité dans le film, quoiqu’à travers Facebook, mais nous glissons dans une civilisation de la réponse et j’ai bien peur peur que la réponse ne soit égale à la finitude. Lorsque l’on glisse complètement dans la réponse, on s’avoue nous-mêmes morts, comme civilisation. Je suis très inquiet de l’abandon de la question.

Le personnage du petit garçon délivre toute une philosophie. Il a une faible importance dans le récit mais sa vision du monde est intéressante. 

Tout d’abord, il y a une approche de la réalité d’une famille qui a dû subir un déluge avec la disparition du père. Les trois personnages de la famille sont détraqués mais ils bricolent pour tenir debout. La mère est obligée de faire face pour se donner une consistance face aux enfants. La perte de l’amour de sa vie l’a détruite. La jeune fille cherche un nouvel homme pour sa mère et, à travers ce geste, elle cherche elle-même un père. Le petit subit de plein fouet le manque de père et de protecteur. Il se donne donc pour mission de sauver le monde. En fait, il y a une vérité qui est la sienne et la métaphore derrière, c’est que je suis très inquiet du monde d’aujourd’hui et je me demande quels vont être les effets que l’on va découvrir demain sur les enfants, qui épongent tout cela. Ils se pensent responsables. Quand le petit énumère toutes les catastrophes qu’il doit résoudre à 11 ans, c’est à la fois touchant et drôle mais aussi tragique car il doit porter tout cela. Retrouvons la base, c’est la clé de toutes les crises.


L’histoire de l’amour de Radu Milhaileanu, avec Derek Jacobi, Sophie Nélisse, Gemma Arterton, Elliott Gould, sortira sur tous les écrans le 9 novembre prochain (Wild Bunch distribution).


 

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