[interview] Jean-Pierre Eugène : « Psychose est une véritable expérimentation pour Hitchcock »

L’impressionnante exégèse autour du cinéma d’Alfred Hitchcock semble avoir tracé tous les contours de son œuvre. En 2000, l’enseignant Jean-Pierre Eugène publie un ouvrage sur la musique dans les films d’Hitchcock. Ancien professeur de musique, Jean-Pierre Eugène y analyse avec gourmandise chaque film du réalisateur anglais sous l’angle de la musique. De cette réflexion est née une bande dessinée, sortie il y a peu, dans la collection BD music. Jean-Pierre Eugène s’est occupé du scénario et Stef, dessinateur professionnel, s’est chargé de donner forme aux personnages. En plus des 24 pages de bandes dessinées, on trouve un texte rédigé par Jean-Pierre Eugène ainsi que deux disques compilant une partie des musiques entendues dans les films d’Alfred Hitchcock. Un bon moyen pour (re)découvrir son œuvre. 

©Stef et Jean-Pierre Eugène

Alter1fo : Qu’est-ce qu’apporte de plus la bande dessinée, par rapport au livre par exemple, pour évoquer la musique dans les films d’Hitchcock ?

Jean-Pierre Eugène : C’est déjà beaucoup plus accessible. En effet, la bande dessinée oblige à synthétiser un propos en ne rentrant pas dans les détails techniques qui peuvent ennuyer le lecteur. Les images, les vignettes dessinées, sont des reprises de plans existants. Stef dessine très bien les personnages et ils sont facilement identifiables, ce qui rend plus aisé le rapprochement avec les films d’Alfred Hitchcock.

Comment s’est faite la rencontre avec Stef, le dessinateur ?

Elle s’est faite il y a dix jours (rires). Je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Il se trouve que j’avais ce projet d’Hitchcock en BD depuis longtemps. En 2000, j’avais écrit un livre intitulé La musique dans les films d’Alfred Hitchcock¹ et je connaissais la collection BD music qui s’appelait Nocturne, avant. Grâce au festival Quai des bulles, j’ai découvert une exposition autour de la collection Nocturne et à ce moment-là, l’idée m’est venue d’en faire une bande dessinée. J’ai contacté l’éditeur en 2011 et je cherchais un dessinateur. Je n’ai pas pensé à Stef que je ne connaissais pas mais à deux autres dessinateurs qui étaient déjà pris sur un autre projet. L’éditeur m’a parlé de Stef suite à sa collaboration à la collection avec une bande dessinée sur Tchaïkovski. J’avais écrit tout le scénario, les dialogues. Pour la réalisation du projet, nous avons communiqué par mail et par téléphone pendant six années.

La première planche de la bande dessinée montre Alfred Hitchock devant un train. Il disserte sur la question du contrôle. Seul le compositeur échappe au direct du plateau puisqu’il compose la musique par la suite. Comment arrive-t-il à gérer cette inconnue ?

Dans les années 1930, Hitchcock se méfie de la musique. D’ailleurs, il n’y en a pas dans ses tout premiers films parlants. À partir de L’homme qui en savait trop, il est obligé d’en utiliser puisqu’un ressort du scénario tient par la musique. C’est une supposition de ma part mais je crois qu’à partir de ce moment-là, il y aura plus de musique parce qu’elle joue un rôle. Dans Jeune et innocent, c’est un batteur de jazz qui va jouer la musique en dehors du tempo dès que la police apparaît. Il se fait donc remarquer. Dans Les 39 marches, c’est un indicatif musical que le héros reconnait et cela lui permet d’identifier celui qui fait passer les informations à l’étranger. Les films d’Hitchcock sont souvent des adaptations de roman. Or, dans le roman, il n’y a pas de musique. C’est lui ou/et ses scénaristes qui incluent des musiques in, c’est-à-dire des musiques que les personnages entendent. Il peut donc garder un certain contrôle sur la musique. Lorsqu’il arrive aux États-Unis, il ne domine plus rien mais il laisse faire car ça n’empiète pas trop sur son œuvre.

©Stef et Jean-Pierre Eugène

D’ailleurs, il parle peu des compositeurs dans ses entretiens avec François Truffaut².

Il n’en parle pas. Bernard Herrmann est cité deux fois. Hitchcock parle du son des Oiseaux supervisé par Herrmann donc pas pour la musique. Et Truffaut en parle une fois pour la reprise de la musique de L’homme qui en savait trop (deuxième version de 1956). Truffaut était tellement admiratif d’Hitchcock qu’il n’a pas pensé à évoquer les chefs décorateurs, par exemple, alors qu’on pourrait en parler pour La cordePsychose etc…

Au vu de l’immense filmographie d’Hitchcock, un choix a dû être fait. Comment s’est-il opéré ?

Il y a des films où la musique n’est pas très importante. Lorsque j’ai écrit mon livre, j’ai choisi de sélectionner un film par chapitre au moment où la musique me semblait intéressante. Par exemple, un de mes préférés d’Hitchcock est Les enchaînés et la musique est peu importante. Je l’ai évoqué un peu dans des chapitres transversaux mais ce n’était pas possible dans le cadre de la bande-dessinée. Par contre, toutes les collaborations avec Herrmann sont citées.

La relation avec Bernard Herrmann est régulièrement évoquée lorsque l’on parle du réalisateur anglais mais il est peu fait mention des autres compositeurs. Quelle relation entretenait-il avec eux ?

D’après les compositeurs, ils n’avaient pas de relation avec Alfred Hitchcock. Miklós Rózsa l’a croisé deux ou trois fois. Maurice Jarre s’aperçoit, au bout d’une dizaine de minutes, qu’Alfred Hitchcock a quitté le studio d’enregistrement après avoir été invité. Il ne travaillait pas avec eux mais c’est une donnée qu’on retrouve souvent à Hollywood. Les réalisateurs filmaient et la post-production ne les concernaient pas. La culture musicale n’était pas la même. Aujourd’hui, on peut entendre Scorsese ou Tarantino évoquer leurs choix de B.O parce qu’aujourd’hui, on a accès à tout ou presque.

Dans Les Oiseauxil n’y a pas vraiment de musique, sauf à deux reprises. Que peut signifier cette absence dans le cinéma d’Hitchcock ?

Ce que je ne sais pas, c’est qui a décidé qu’il n’y aurait pas de musique. Hitchcock ? Herrmann ? Ou les deux ? Contrairement à ce que dit l’historien de cinéma Michel Chion sur le fait que les auteurs et les compositeurs ne se rencontraient pas à Hollywood, il y a des échos sur le fait qu’Herrmann et Hitchcock se connaissaient bien. Herrmann avait aussi cette intelligence de composer pour un film et non pas pour lui. Il sait se retirer comme sur L’homme qui en savait trop. C’est peut-être pareil pour Les Oiseaux. C’est la même problématique pour la séquence où Carry Grant se retrouve sur la nationale dans La mort aux trousses.

Qu’est-ce qui a provoqué la rupture avec Herrmann ?

C’est à cause du film Pas de printemps pour Marnie qui n’a pas été un grand succès. Dans ces cas-là, on cherche un coupable. Certains soufflent à Hitchcock que les musiques composées par Herrmann seraient dépassées. Elles n’auraient pas pris le virages des années 1960. L’anecdote célèbre voudrait qu’Hitchcock ait demandé à Herrmann de composer une musique pop. Ça l’a rendu furieux. Ceci dit, dans les quatre derniers films d’Hitchcock, il n’y aura pas de musique pop. Il y a une séquence dans Complot de famille qui commence sur une radio diffusant de la pop. Zoom arrière, on entend un personnage qui demande à sa fille d’éteindre la musique car ça lui casse les pieds. C’est tout ce qu’on aura comme musique pop dans l’oeuvre d’Hitchcock (rires).

Que pensez-vous de la dernière composition de Bernard Herrmann pour Taxi Driver de Martin Scorsese ?

Elle est extraordinaire. Herrmann a une culture classique et ce sera sa seule musique un peu jazzy. En même temps, elle est complètement écrite mais il y a une certaine liberté donnée au saxophoniste pour interpréter la partition. On pourrait parler de concerto pour saxophone ténor. C’est absolument géniale.

Vous avez donné une masterclass au festival du film britannique de Dinard le samedi 30 septembre où vous analysé plusieurs séquences des films d’Hitchcock. Pouvez-vous réitérez ceci avec la séquence du verre de lait dans Soupçons ? Nous ajouterons la séquence en-dessous de votre commentaire, lors de la publication.

Vers la fin du film, le personnage de Joan Fontaine soupçonne vraiment son mari de vouloir la tuer pour rester seul avec l’argent. Mais, elle semble presque consentante à ce meurtre. Un soir, après une discussion chez des gens où on parle du meurtre parfait, elle dit à son mari qu’elle a mal à la tête. Elle lui demande d’aller chercher un verre de lait. L’entrée du hall d’escalier est filmée en plongée et il y a une lumière qui provient de ce qu’on imagine être la cuisine. La lueur qui vient de cette pièce peut représenter un verre de lait. Arrive l’ombre de Cary Grant dans l’ouverture de cette porte, donc dans le verre de lait, ce qui préfigure l’idée du poison dans le verre. Par la suite, il monte les escaliers qui sont seulement éclairés par une lueur venant d’une pleine lune. Sur le mur, l’ombre des croisillons donne au plan des allures de toile d’araignée. On a un personnage dans l’obscurité qui tient un verre de lait facilement identifiable puisqu’en ressort une grande luminosité. On ne voit que ce verre de lait et le spectateur est obligé de croire à l’idée du poison dans le verre. On entend Wiener Blut de Johann Strauss qui est une valse du XIXème siècle et on l’a entendu à plusieurs reprises dans le film. C’est sur cette musique qu’ils ont dansé pour la première fois ensemble. Cette fois-ci, on l’entend avec un contre-champ à la flûte, c’est-à-dire une mélodie qui ne respecte pas les harmonies habituelles. Le soupçon tend à se confirmer…

Quel est votre film préféré d’Alfred Hitchcock et quelle séquence musiquée préférez-vous dans son œuvre ?

Mon tiercé gagnant, dans le désordre : VertigoLa mort aux troussesPsychose. Les films se suivent chronologiquement mais ils sont de factures complètement différentes. Vertigo, c’est avant tout une histoire d’amour. Même si le personnage de James Stewart n’a pas l’âge du personnage, peu importe. La mort aux trousses reprend beaucoup de thèmes d’Hitchcock : un faux coupable, un personnage qui se bat contre vents et marées pour échapper à ceux qui veulent le tuer. C’est un film brillant, drôle et avec un scénario, si on s’arrête dessus, qui ne tient pas la route. Mais on y croit quand même et c’est là que réside le génie du cinéaste. Psychose est une véritable expérimentation pour Hitchcock. Il revient au noir et blanc avec une équipe de télévision qui, par sa jeunesse, est prête à expérimenter beaucoup de choses. Concernant la séquence musiquée, je retiendrai la scène de la valise dans Psychose lorsque Marion Crane prépare ses affaires. Il n’y a pas de dialogue, simplement un art du montage.

Quels sont vos projets pour la suite ?

Un documentaire (rires) ?


¹EUGÈNE Jean-Pierre, La musique dans les films d’Alfred Hitchcock, Rennes, Dreamland, 2000.

²TRUFFAUT François et SCOTT Helen, Le cinéma selon Alfred Hitchcock, Paris, Robert Laffont, 1966.

Laisser un commentaire

* Champs obligatoires