Du papier sous le sap1 #21 : Thomas Wolfe, l’Ange américain

Marre de l’esprit de Noël ? Marre du Black Friday et de sa conso à tout va ? Marre des chocolats? Marre des joujoux en plastoc ? Bienvenue dans notre calendrier de l’Avent Altérophile ! Tous les jours, jusqu’au 24 décembre, une idée de truc en papier à mettre sous le sapin. Notre vingt-et-unième étape nous emmène dans le grand roman américain. Avec des majuscules et une sensualité à tomber.

Si vous êtes du genre pavé à dévorer, plutôt que pour caler le sapin, on a très envie de vous conseiller un vieux bouquin paru en 1929, totalement incontournable aux États Unis, mais bien moins connu de ce côté de l’Atlantique.

Adoubé par notre écrivain culte à nous – qui sortit Le Bruit et la Fureur la même année… (que charriaient donc les méandres du Mississipi pour que les écrivains sudistes écrivent de tels chefs d’œuvres cette année là ?)-, Look Homeward, Angel est un roman aussi foisonnant que déjanté, aussi sauvage qu’émouvant et dont les personnages, tous particulièrement hauts en couleur, restent encore frétillants bien après avoir enfilé les 600 pages d’une traite.

Nourri abondamment de la vie de l’auteur, ce premier roman de Thomas Wolfe (à ne pas confondre avec son homonyme tout de blanc vêtu) a hérité le caractère tempétueux et éruptif de son géniteur, montagnard sudiste, d’origine modeste, dernier rejeton d’un tailleur de pierre et d’une tenancière de pension à peine moins truculente, qui quitta les sommets de la Caroline du Nord pour étudier à Harvard et fut publié par Scribner (et repéré par Maxwell Perkins – à qui l’on doit également Hemingway et Fitzerald). Bref, le garçon a eu une existence météorique (la mort le faucha prématurément à 38 ans sous la forme expéditive d’une tuberculose cérébrale), exaltée et passionnée. Et si l’on reste par conviction proustien Contre Ste Beuve, nul doute que ce premier roman est en grande partie autobiographique (à la troisième personne), ou du moins qu’il vient puiser à grandes louchées dans la vie de l’auteur. Il raconte la vie d’Eugene Gant, de sa naissance à ses 19 ans, au milieu d’une famille un poil dysfonctionnelle, dans une petite ville des Appalaches, entre 1900 et 1919. La vie d’un gamin sensible, en même temps livré à lui-même et tiraillé par les injonctions contradictoires d’une famille rien de moins que complètement cinglée.

Le tout écrit avec une honnêteté  sauvage. Qui fit grand bruit et roula dans un fracas outré jusqu’aux contrées sudistes étriquées dans lesquelles le sémillant Thomas Wolfe avait été élevé. Alors certes Asheville, Caroline du Nord, y était devenue Altamont. Thomas Wolfe, Eugene Gant. Et toute sa famille l’hallucinante et tumultueuse tribu Gant. Mais tous choisirent d’y déceler leurs traits. Et de s’en offusquer. Il faut dire, que Thomas Wolfe n’y va pas avec le dos de l’écumoire et y découpe les travers familiaux, voire sudistes, avec un scalpel affûté et tranchant. Mais avec également une bienveillance qui transpire à grosses gouttes, avec un amour qui ne cesse de se déverser à chaque page.

Car tout est trop chez Thomas Wolfe, tout déborde. Les sentiments. La famille. Les phrases qui s’allongent, s’enroulent, jouent de méandres et d’incises, qui toujours se multiplient. Thomas Wolfe transforme une enfance peu glorieuse et bien souvent malheureuse (coincé entre un père tempétueux et alcoolique, aussi colérique que misérable, aussi touchant qu’insupportable et une mère d’un pragmatisme avare et opiniâtre), d’un gamin qu’on a laissé pousser sans vraiment l’aimer ou plutôt sans jamais vraiment s’en occuper (à l’image de ce frère perdu, « A Ben mort, on donna plus de soins, de temps, d’argent, que Ben n’en avait jamais reçu vivant. Son enterrement fut un ultime geste d’ironie de de futilité » ) en un majestueux roman d’apprentissage foisonnant et hirsute, hymne à la vie, à la sensualité époustouflante (que d’aucuns trouveront peut-être  irritante, la verve de Thomas Wolfe étant d’abord et contre tout torrentielle).

Crédits : Courtesy of the Thomas Wolfe Collection, Pack Memorial Public Library, Asheville, NC

Épopée narrative d’un lyrisme débridé et exalté, bornée par la tragédie (la mort de deux frères dont la perte reste forcément inconsolable), le roman relate la vie d’Eugene qui se trouve être à la fois l’ultime antithèse de sa famille (un garçon sensible qui trouve le réconfort dans les livres) et sa continuité la plus implacable et tragique (« ils étaient là avec leur immense vitalité, leur sang vicié, leurs chairs épanouies, leur raison et leur déraison, leur humour, leur superstition, leur avarice, leur générosité, leur idéalisme fanatique, leur matérialisme opiniâtre. (…) Et en les regardant, Eugène était à nouveau conscient de l’horreur, du cauchemar de la destinée : il était de leur race – son sort était scellé. Leurs appétits, leurs faiblesses, leur sensualité, leur fanatisme, leur endurance, leurs lourdes tares s’enracinaient jusque dans la moëlle de ses os » ). Mais surtout tente de redonner vie à ce qui n’est plus.

Comme Proust (décidément), Thomas Wolfe convoque le Temps, le temps passé, le temps perdu. Le temps à retrouver. Car « Nous ne reviendrons pas. Nous ne reviendrons jamais. » La vie est ensevelie (c’est le sous-titre du roman), comme l’est le corps de Ben à la fin du livre. Alors, dans un élan aussi désespéré que vital, Thomas Wolfe tente de la faire revenir, charge ses mots d’une chair prodigue, débordante, fertile. « La plus cruelle et la plus belle des saisons, le printemps reviendra. Et les étranges humains ensevelis reviendront changés en fleurs et en feuilles, (…) Et Ben reviendra, il ne mourra plus, à travers la fleur et la feuille, le vent et la musique du lointain, il reviendra. » pleure Eugène, bouleversé. On comprend alors l’immense sensualité à couper le souffle qui gorge ces pages, qu’il s’agisse des contrastes des saisons, des érables touffus et verts aux vergers lourds de promesse, des lumières bleutées de l’hiver aux scintillements nocturnes des villes, des feux de cheminée immenses et fiévreux au violet matinal des montagnes, des somptueuses descriptions de mets constamment alléchantes aux paysages découverts de la fenêtre d’un train errant dans la nuit sudiste. La chair des mots conjure la mort. Et tout retrouve vie sous nos yeux.


On vous laisse choisir l’édition. La dernière en date, Look Homeward, Angel, Une histoire de la vie ensevelie, est celle parue chez Bartillat en 2017 avec une traduction de Pierre Singer et elle reprend la couverture de la sortie originale (585 pages, ISBN : 2841006328, 22 euros).

La précédente est celle parue chez la maison L’âge d’homme, avec un titre traduit, l’Ange Exilé, Une histoire de la vie ensevelie, en 2008, avec une traduction de Jean Michelet (586 pages, ISBN: 2825138630, 35 euros).


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