BD en février : Moi et émois, d’hier et d’hiver

Le mois de février se termine bien tard cette année. Pourtant cette chronique est totalement de saison, puisqu’à la bourre pour cause de grippe carabinée. Heureusement, vous allez pouvoir apprécier sans risque d’autres fièvres que littéraires notre sélection de trois belles rééditions.

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Pas de nouveautés donc dans nos colonnes pour cette nouvelle livraison. A la place, nous nous attarderons sur trois ouvrages redonnant un coup de projecteur sur trois expériences de Bandes Dessinées, toutes aussi étranges que fascinantes.

leBus

On commence par un joli petit livre en noir et blanc au format italien. Avec le bus, les éditions Tanibis (dont nous avions déjà salué le génialement abominable Paolo Pinocchio) rééditent en un seul volume l’ensemble des gags en une demi-page imaginés entre 1979 et 1985 par l’américain Paul Kirchner pour le mythique magazine Métal Hurlant. La revue était en effet friande de ce genre de format pour pouvoir coller une publicité sur l’autre moitié de page. Kirchner est un drôle de bonhomme ayant un peu touché à tout, de l’illustration, au storyboard en passant par le design de jouet ou la pub. Il a finalement peu touché à la Bande Dessinée et exception faite de son fumeux et surréaliste Dope Rider, le bus est sa seule incursion au long terme dans l’exercice. Dommage, parce que cet essai est tout simplement brillant. L’auteur reprend un principe assez répandu dans le médium dans les années 70 : prendre un thème du quotidien (ici le véhicule collectif cité en titre) et y injecter toute la fantasmagorie de l’époque. A partir de trois icônes : le passager, le bus, et son chauffeur, Kirchner brode une série virevoltante de gags aussi courts qu’intenses où se mêlent la folie, la trouille, la liberté et la paranoïa de l’époque. Le bus traversera les époques et l’espace, s’humanisera pour le pire et le meilleur ou prendra des allures monstrueuses au gré de la folle imagination de l’auteur. L’exercice est mené de bout en bout avec une maîtrise formelle remarquable. Les traits sont d’une grande précision et la gestion de l’espace est sidérante.

Kirchner raconte qu’un jour, il a relu un de ses gags et qu’il ne l’a plus compris. Il estima alors qu’il était temps de le garer définitivement. Reste une petite centaine de pages tout à tour hilarantes, inquiétantes, intrigantes, voire abyssales, que l’on a l’immense plaisir de pouvoir redécouvrir aujourd’hui dans de splendides conditions.
A noter, que pour les puristes, l’éditeur a même sorti l’ouvrage en V.O. Pour ceux qui voudraient garder la saveur originale des quelques calembours étranges placés parfois aux coins de quelques cases.

Chez Tanibis, mars 2012, format 23 x 16,5 cm, 96 pages, 15 €

Nomaspulpo

Le second ouvrage de cette liste me permet d’évoquer un bon plan dont vous auriez bien tort de vous priver. Nous vous avions déjà parlé des tirages limités à prix très raisonnables uniquement commandables sur Internet des éditions Ego comme X. Toujours chez les mêmes, vous pouvez également depuis quelques temps commander pour un prix ridicule des éditions «défraichies». Si j’en juge par celui que nous avons acheté, l’état de ces livres est plus que satisfaisant et à moins que vous ne soyez un puriste extrêmement intransigeant de l’état de vos livres, vous pourrez acquérir à moitié prix des ouvrages indispensables de Fabrice Neaud, Frédéric Poincelet, Jeffrey Brown, James Kochalka,Vincent Vanoli, Jean Teulé et j’en passe et des formidables.
Cette initiative nous a en tout cas permis de découvrir pour un prix ridicule un des ouvrages clés de la BD autobiographique. No mas pulpo regroupe en effet trois œuvres de Joe G. Pinelli : No mas pulpo, No mas chorizo, Que cigares– Unicamente puros, parues initialement en 1990, 1992 et 1993 chez PLG. Si ce genre est aujourd’hui (trop?) bien balisé, cela n’avait rien d’évident à l’époque et la trilogie suscita de très vives réactions. Ce qui est vraiment plaisant, c’est que l’œuvre n’a en rien perdu de son côté dérangeant. Parce que Pinelli n’a rien d’aimable à mettre là dedans. Parce qu’il ne s’y présente pas sous un jour très flatteur : macho, grincheux, alcoolique… Parce qu’il y étale avec une grande crudité sa vie sexuelle. Et puis il y a aussi que ses récits sont bordéliques et partiels, vacillants en permanence, au bord du gadin comme son dessin ou ses dialogues. Il faut voir avec quelle hargne il maltraite les mots, comme les silhouettes de ses compagnons. Les dérives hautement alcoolisées entre l’Espagne, Liège et Ostende de l’auteur se suivent dans un chaos brumeux où l’on est jamais très à l’aise.
Un livre qui vient nous rappeler qu’on n’entre pas impunément dans l’intimité de quelqu’un et que l’exercice autobiographique ne vaut que par une certaine subversion qui a tendance à se faire de plus en plus rare de nos jours.

Chez Ego comme X, décembre 2009, format 15 x 21 cm, 264 pages, 25 €

mélody

On termine par une autre façon de faire de l’autobiographie, bien moins virile, mais tout aussi subversive. Toujours chez Ego comme X, Mélody est le recueil des 6 comics créés par Sylvie Rancourt entre 1985 et 1986. Toute seule dans son coin, sans aucune autre formation artistique que des bonnes notes de dessins à l’école, alors que l’autobiographie en BD n’en est qu’à ses premiers balbutiements, cette québécoise décide de mettre sa vie en images. Parce qu’elle aime bien Tintin et qu’elle a des choses à raconter.

Venue s’installer en 1980, avec son homme à Montréal, ce dernier la pousse à devenir stripteaseuse pour remplir les caisses du ménage. Pas terrible me direz vous mais lui même choisira le deal et le jeu pour apporter sa part au foyer. Ça vous donne une idée du personnage. Une audition éclair plus tard et voilà notre «Mélody» danseuse nue au bar 1140.
Avec des moyens graphiques rudimentaires, mais une honnêteté totalement désarmante et une fantaisie narrative rafraichissante, la dame nous conte les milles péripéties liées à sa profession ou à sa tumultueuse vie de couple. Parce que si Mélody est d’abord une description d’apparence très naïve mais pourtant très précise et complète des bars à hôtesses et des multiples personnes y gravitant, c’est surtout le récit de l’émancipation de cette jeune femme. Un livre ne ressemblant à rien d’autre, jetant un regard d’une grande lucidité mais sans jamais sombrer dans la noirceur malgré la violence de certaines situations. Vous vous en doutez déjà peut être un peu mais la dame n’est pas quelqu’un d’ordinaire. D’un optimisme sans faille mais loin d’être béât, elle porte sur ses tribulations un regard extrêmement singulier, d’une grande bienveillance mais pourtant exempt de complaisance.
Les hallucinants dessins, d’une grande simplicité, mais d’une adéquation parfaite avec l’étonnante personnalité et surtout la singulière façon, lucide mais sereine, dont elle présente les choses, apportent encore un charme supplémentaire à un ouvrage vous proposant rien de moins qu’un expérience unique.
L’œuvre a affolé une grande majorité des chroniqueurs BD de l’hexagone et, pour une fois, on partage volontiers et sans réserve l’enthousiasme général. Alors que la série a été déjà amplement publiée et plébiscitée (ou vilipendée) outre atlantique, c’est la première fois qu’elle est disponible en France. Jetez-vous donc dessus, d’autant plus que l’élégante édition proposée est très réussie.

Chez Ego comme X, janvier 2013, format 15 x 21 cm, 350 pages, 19 €

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