[2019] Des bouqu’1 sous le sap1 #14 : Les furtifs, Alain Damasio

Marre de l’esprit de Noël ? Marre du Black Friday et de sa conso qui va dans le mur ? Marre des chocolats ? Marre des joujoux en plastoc ? C’est reparti pour une nouvelle année d’une sélection bigarrée de livres en papier en forme de calendrier de l’avent bibliophile. Notre joyeuse parade papivore vous emmène aujourd’hui du côté du futur avec le palpitant et engagé nouveau roman d’Alain Damasio : Les Furtifs.

Alain Damasio avait déjà frappé très fort avec ses deux premiers romans: La zone du dehors (en 1999) et surtout La Horde du Contrevent (en 2004) tous les deux sortis dans de très élégantes éditions chez La Volte. Succès critiques et publics, ces deux œuvres très engagées se distinguaient par un imaginaire foisonnant, d’une précision remarquable et un style d’écriture polymorphe et musical. Après la Horde, Damasio a multiplié les projets et collaborations. Il a ainsi participé à une foule de projets musicaux, cinématographiques ou vidéoludiques en ne nous livrant que quelques (très bonnes) nouvelles pour ronger notre frein. Quinze ans plus tard, il livre enfin la suite de son œuvre romanesque : Les Furtifs.
Son premier livre est un récit d’anticipation décrivant une société d’hyper-contrôle située sur un satellite imaginaire de Saturne. Son second est une brillante saga entre fantasy, philosophie et poésie décrivant la lutte titanesque d’un groupe d’individus défiant les vents monstrueux qui balayent leur monde pour avancer vers le mythique Extrême-Amont. Les Furtifs est un peu la synthèse de ces deux précédents opus. Nous sommes en France dans un futur bien trop proche (2040). Ce qui reste de l’État a laissé la place grande ouverte aux entreprises et le pays est presque entièrement privatisé. Les grandes villes ont ainsi été vendues au privé et on ne peut désormais vivre à Paris-LVMH, Lille-Auchan, Cannes-Warner ou Orange (rachetée par… Orange) qu’au prix d’un forfait (premium, privilège ou standard) déterminant dans quelles conditions de vie et à quelles parties de la cité vous avez accès. La population a largement renoncé à toute vie privée en se dotant de bagues aussi inquisitrices que multifonctionnelles. Dans ce monde où l’éducation gratuite est illégale et la répression à toute forme de résistance féroce, Lorca Varèse cherche avec l’énergie du désespoir sa fille Tishka, disparue mystérieusement à l’âge de quatre ans. Il est persuadé que sa disparition a un rapport avec de mystérieuses créatures fuyant avec une expertise surnaturelle la vue des êtres humains en se réfugiant dans les derniers angles morts de ce monde sous haute surveillance : les Furtifs. Il rejoint dans sa quête désespérée le Récif, une unité militaire spécialisée dans la chasse de ces créatures.
Avec une précision glaçante et un sens du détail féroce, Damasio bâtit un univers à la fois viscéralement inégalitaire mais aussi porteur de poches d’espoir acquises et conservées de haute lutte. Il construit dans ce décor ample et fourmillant une intrigue policière aussi haletante que politique dans laquelle Lorca et sa femme Sahar rencontreront une foule bigarrée et haute en couleur d »alliés comme d’ennemis. Comme pour ses ouvrages précédents, l’auteur utilise une forme polyphonique où chaque paragraphe à un narrateur différent. Chaque partie a donc sa propre tonalité, sa propre langue, de la plus orale à la plus soutenue. Damasio ouvre aussi les vannes en grand pour ce qui est de son amour pour les jeux sur les sonorités de la langue. Le rythme un peu chaotique du livre et l’abondance de ses jeux de mots, d’expressions et de sons, inspirés largement de l’Oulipo, laissera sans doute quelques lecteurs sur le carreau mais pour notre part, nous y avons pris un plaisir littéraire immense. Moins original et dépaysant dans son univers que La Horde du Contrevent, Les Furtifs est une histoire de l’après-demain, dans un monde si proche du nôtre que ça en devient parfois douloureux. C’est aussi un superbe conte moderne, l’histoire de la renaissance de la magie dans un monde hyper-technologique, de la renaissance d’un sentiment de collectif dans un monde hyper-individualisé.

Dans la logique multimédia qui avait déjà accompagné ses deux premiers romans, Les Furtifs est accompagné d’Entrer dans la couleur, un album composé par le guitariste Yan Péchin autour des voix croisées d’Alain Damasio et de Mood.

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Les Furtifs d’Alain Damasio
704 pages
chez La Volte (avril 2019), 25€

Retrouvez notre sélection 2018 par là.

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